Blocher et son trésor Hodler

Interview et visite de sa collection personnelle

Texte: Boris Senff
Vidéo: Pascal Wassmer
Photos: Michele Limina

Texte: Boris Senff
Vidéo: Pascal Wassmer
Photos: Michele Limina

La sculpture de taureau devant sa maison de Herrliberg (ZH) a l’air menaçant, mais c’est un Christoph Blocher affable qui nous ouvre la porte de sa demeure pour une visite de ses trésors picturaux.

L’ancien conseiller fédéral est le premier collectionneur au monde d’Albert Anker (1831-1910). Mais c’est avant tout pour ses Ferdinand Hodler (1853-1918) – 120 œuvres, dessins compris – que l’on a pris rendez-vous, à l’heure où de nombreux musées rendent hommage à l’artiste à l’occasion du centenaire de sa mort. Dès le vestibule passé, les murs de ses escaliers arborent déjà des pièces exceptionnelles du maître bernois exilé à Genève.

La douzaine de tableaux que le milliardaire a prêtée au Musée d’art de Pully est rentrée au bercail et attend, au pied du mur d’une réserve, de retrouver une place de choix. Dans les couloirs, des alignées d’Anker transforment le logis en un temple dédié au «peintre national». «C’est comme un musée, mais un musée privé. Pour nous», commente avec un large sourire notre hôte qui n’hésite pas à jouer avec un interrupteur modulable pour modifier les effets de lumière d’une vue du Léman depuis Chexbres qui trône dans son salon, pièce où Hodler domine.

Vidéo: Christoph Blocher vous présente sa collection privée accrochée aux murs de sa maison de Herrliberg (ZH)

À quel moment l’art, la culture, l’intérêt pour la peinture, apparaissent dans votre vie?

L’art, la musique – surtout Mozart – m’ont toujours intéressé. Mais je n’ai pas toujours eu l’argent pour des œuvres originales. Quand je me suis marié, nous avions des posters à la maison. Après, quand j’ai eu plus d’argent, j’ai eu la possibilité d’acheter des tableaux. J’ai commencé deux fois une collection. D’abord, en tant que manager avec un bon salaire, j’ai acquis quelques Anker et Hodler très simples. Ensuite, pour acheter la compagnie Ems-Chemie AG en 1983, j’ai tout dû vendre. Notre maison, mes tableaux. Nous n’avions plus rien. Ensuite, j’ai recommencé, en achetant parfois des œuvres qui avaient été les miennes! J’ai racheté, mais malheureusement plus cher! Je trouve que l’art et la culture, c’est très important. Toutes les grandes entreprises donnent beaucoup d’argent au football, au sport, mais nous avons toujours soutenu des choses culturelles: le théâtre, les films, la musique. Nous avons créé la Fondation Musikinsel Rheinau et gérons un grand centre musical dans un couvent baroque.

Pour vous, issu d’un milieu modeste, ces valeurs étaient familiales?

Dans notre famille, la culture était très importante. J’ai par exemple trois frères et sept sœurs et tous ont joué d’un instrument de musique. Mon père était très intéressé par l’art et je crois que cela remonte donc à mon enfance. Il nous disait de regarder Anker et Hodler. Nous avions une belle salle pour les fêtes d’anniversaire avec un piano au-dessus duquel il y avait la copie d’un Hodler avec le Léman et les montagnes.

Il vous appartient désormais?

Non, malheureusement. Jusqu’à présent je n’ai pas eu l’occasion d’acheter l’original. Mais on ne sait jamais… C’est peut-être lui qui m’a donné l’impulsion.

À voir vos œuvres, on ne s’étonne pas des Anker, avec leur côté conservateur et l’image de la Suisse du passé qu’ils portent. Mais Hodler est très différent: c’est votre penchant moderniste?

Oui, c’est le début. Anker a, lui, longtemps hésité entre le style moderne et traditionnel, même s’il a connu de grands peintres de son temps comme Monet, Cézanne, Gauguin et Van Gogh. De son côté, Hodler a ouvert la voie du modernisme. D’autres peintres modernes me plaisent (ndlr: on a aperçu un Segantini et un Amiet), mais on ne peut pas tout collectionner. Je veux me concentrer sur la peinture suisse du XIXe et du début XXe. Vous savez, ceux qui disent qu’Anker c’est quelque chose pour Blocher, c’est qu’ils ne comprennent pas Anker, et puis pas Hodler non plus. Troisièmement, ils ne connaissent pas Blocher!

Avez-vous constitué votre collection pour que cette partie du patrimoine demeure en Suisse?

Ce n’est pas si important, même si je suis heureux que ces tableaux soient ici. J’ai lu qu’un Chinois avait acheté une sculpture de Giacometti pour 150 millions de dollars et on lui a demandé pourquoi. Il a répondu que c’était la sculpture la plus chère du monde et que, à ce titre, il voulait la posséder. Si c’est ça la motivation, elle ne me plaît pas.

Avoir beaucoup acheté Anker et Hodler a dû faire monter leur cote?

Ce n’est pas seulement à cause de moi. Mais les prix des Hodler et des Anker ont beaucoup augmenté ces 30 dernières années. Hodler s’est imposé sur le marché international et c’est à ce niveau que les cotes augmentent. Mais cela peut aussi changer, l’art ne fait pas que monter. Cela dépend des préférences des collectionneurs. Un tableau n’a pas de prix. Si deux le désirent, il est cher. S’il n’y en a qu’un, il n’est pas très haut et s’il n’y en a aucun, il ne vaut rien. Mais le prix n’est pas la motivation. Je n’achète pas un tableau dans l’espoir que sa valeur soit plus grande dans dix ans.

Vous ne spéculez pas, mais vous avez tout de même des conseillers?

Jusqu’à présent, j’ai tout fait seul, sans parler à des spécialistes. C’est peut-être dangereux parce que je pourrais rater quelque chose… Maintenant, la collection est si grande que je veux travailler avec des experts. Je construis des nouvelles salles pour mes tableaux et il faut se préoccuper des questions d’humidité et de lumière. Dernièrement, les spécialistes de la grande expo de Winterthour m’ont assuré que tous mes tableaux étaient en excellent état de conservation. Une chance!

À quel usage destinez-vous votre collection?

Beaucoup de collectionneurs pensent faire un cadeau à l’État avec une fondation. Mais cela contraint souvent l’État à construire un musée qui coûte cher et à en assurer le fonctionnement, ce qui coûte encore très cher. Nous avons trop de musées en Suisse, car il n’y a pas beaucoup de visiteurs. Certain grand musée suisse a 15 visiteurs par jour en moyenne.

Quelle est votre solution alors?

Je préfère que mes tableaux restent chez moi et les prêter quand une exposition en a besoin comme cela a été le cas pour Anker au Japon ou pour Hodler à Vienne ou à Budapest.

Vous êtes très ouvert au prêt?

Oui, je ne demande aucun paiement, c’est gratuit. Je demande juste des assurances sur les questions de sécurité. Dernièrement, j’ai prêté mes tableaux à Genève, à Berne, à Winterthour. À Pully aussi, une petite exposition mais très bien faite. Cela offre la possibilité de voir les œuvres à beaucoup de gens. Si je ne suis plus là, quelqu’un doit le faire. Un de nos quatre enfants est prêt à continuer.

Parlons peinture: chez Hodler ce sont les paysages qui vous intéressent?

Oui, surtout. Les gens aussi, mais là il est le contraire d’Anker qui peint les gens de tous les jours, sans jamais leur donner un nom. Il les peint pour ce qu’ils représentent. L’enfance, par exemple. Hodler est à l’opposé: il s’intéresse à l’homme comme à un héros. Voyez son bûcheron! Ou les personnages qui prêtent serment: leurs trois doigts touchent presque le ciel. Mais chez lui, les paysages sont aussi des héros, et les montagnes des personnalités. Anker montre les gens pour ce qu’ils sont, pas pour leurs mérites. Chez Hodler, si l’homme veut réaliser quelque chose, il peut le faire et devenir un héros!

Vous voyez, il y a chez vous un lien entre peinture et politique!

La politique et la vie civile, on ne peut pas les séparer. Pour moi, ça a toujours été la même chose. Et vous avez raison, je ne suis pas un socialiste. Car les socialistes disent que l’on peut régler toutes les choses et moi, je dis non, il y a beaucoup de choses que l’on ne peut pas régler et c’est même parfois mieux de ne pas régler. Anker montre des gens qui ne sont pas réglés, à l’inverse de Hodler, qui n’était quand même pas un socialiste.

Y a-t-il un Hodler que vous préférez? Celui des débuts, de la fin?

D’abord j’ai aimé celui des débuts, plus concret. Maintenant, je préfère celui des dernières années, plus mûr. C’est peut-être que je suis aussi plus âgé, que je partage les mêmes vues.

Hodler vous plaît aussi pour ses audaces?

Il a connu des attaques. Par exemple, le grand tableau «La nuit», qui est à Berne, il l’avait présenté dans une grande exposition à Genève en 1891. Il a été refusé au motif qu’il allait contre l’éthique avec ses hommes nus. Qu’est-ce qu’il a fait? Il a loué une autre salle en ville et a profité de bien plus de visiteurs (ndlr: il a même réalisé une recette de 1000 fr. de l’époque à raison de 1 fr. l’entrée).

Vous vous identifiez à Hodler?

Non, je ne peux pas le dire, mais les gens qui font bouger les choses me plaisent. Et quand vous voulez bouger les choses, il faut parfois provoquer un peu, parce qu’autrement personne ne vous écoute. Et j’ai fait ça plusieurs fois dans ma vie, en économie surtout, mais aussi en politique.

© Tamedia