La grande lutte pour le droit à disposer de son corps

Les militantes se regroupent autour de causes diverses. En tête, la dépénalisation de l’avortement

Anetka Mühlemann et Caroline Rieder

Mai 68, année de la libération sexuelle. Derrière ce raccourci se cache une réalité bien plus contrastée en Suisse. En 1968, les femmes n’ont pas encore le droit de vote, qui ne sera accepté au niveau fédéral qu’en 1971. Dans les partis politiques traditionnels des cantons où le suffrage féminin avait déjà été introduit (Vaud fut le premier à dire oui en 1959), les femmes restent rares, même à gauche. Selon Nuno Pereira, historien chargé de recherches à l’UNIL et auteur, avec Renate Schär, d’une étude intitulée «Soixante-huitards helvétiques», Mai 68 marque une vraie rupture dans l’engagement politique au féminin. «Dès lors, les femmes se retrouvent en masse dans les mouvements contestataires suisses, dont elles forment un tiers des effectifs. En ce sens, 68 est vraiment précurseur. Un tel renversement est sans précédent en politique.»

Mais on est encore loin de la révolution des mœurs. Bon nombre des militantes se sentent discriminées dans des assemblées à majorité masculine, où la lutte pour l’égalité entre les sexes n’était pas une priorité. Les femmes se trouvaient donc volontiers reléguées au service du café, à la rédaction de procès-verbaux et à la distribution de tracts. Certaines forment alors des sous-groupes au sein de divers mouvements, et finissent par fonder les leurs. Le premier, la Frauenbefreiungsbewegung, naît à Zurich à la fin 68.

À Lausanne, il y a d’abord eu des réunions traitant de la question de l’égalité au sein des jeunesses progressistes liées au groupe POP. Très vite, la gent masculine est évincée: «Pas du tout parce qu’on était anti-hommes, mais parce qu’on partait du principe qu’avant de s’unir, les opprimés doivent définir leurs propres besoins et revendications. Je me souviens d’une assemblée de la Ligue marxiste révolutionnaire à la Salle des 22 cantons, où on a décidé de fonder notre propre mouvement», raconte Diane Gilliard, qui a fait partie du MLF lausannois, né en 1971. «Mais tout ceci était très informel, se rappelle-t-elle, nous n’avions pas de bureau, pas de comité.»

«68 est vraiment précurseur. Un tel renversement est sans précédent en politique»

Dans ce qui est appelé «groupes de conscience», les participantes partagent leurs expériences sur la sexualité, la répartition des tâches ménagères, la maternité, le travail etc. «On racontait nos problèmes, se remémore Elisabeth Brindesi, qui devait alors jongler entre son métier de journaliste et son statut de femme divorcée avec un enfant à charge. Je croyais que j’étais spéciale, que je n’avais pas fait les bons choix, mais je me suis aperçue qu’on vivait toute la même chose, une situation d’oppression banale. Entre femmes, on était plus libres pour parler, et pour mieux comprendre qui on était. Sans cette solidarité, je ne sais pas si je m’en serais sortie.»

En 1973, le MLF lausannois se scinde à cause d’un clivage irréconciliable entre celles qui prônent la défense de toutes les femmes et celles qui s’occupent avant tout des ouvrières, car «leur oppression n’était pas la même que celle de la reine d’Angleterre», remarque Diane Gilliard, l’une des cofondatrices de Femmes en lutte. Au MLF, les thèmes restent davantage sociétaux.



Parfois les sujets de lutte se rejoignent, comme lorsqu’il a fallu œuvrer pour la création d’un planning familial à Renens, le seul du canton issu d’une démarche militante. Nicole Haas Torriani, autre cofondatrice de Femmes en lutte, s’est aussi beaucoup battue pour l’ouverture d’une crèche dans la ville de l’Ouest lausannois. «On voulait que les femmes aient le choix, tant pour ce qui est d’avoir des enfants que pour leur mode de garde.»

L’un des principaux combats féministes a tourné autour du droit à «l’avortement libre et gratuit». Une loi de 1942 ne l’autorisait qu’en cas de danger pour la vie ou la santé de la mère. Les initiatives pour sa dépénalisation au niveau fédéral se sont succédé dès 1971, mais n’aboutiront qu’en… 2002.

Malgré l’arrivée de la pilule en Suisse au début des années 60, ses effets secondaires et sa distribution à géométrie variable selon les cantons rendent les avortements clandestins encore fréquents. Une permanence téléphonique est ainsi ouverte par des militantes (lire en encadré). La lutte en faveur de l’IVG, c’est aussi ce qui permettait à ces féministes de «se distinguer des luttes de la génération précédente, surtout axée sur les droits juridiques et civiques», se souvient l’écrivaine Annick Mahaim, membre du MLF. Ce «mouvement pluriel, expérimental» prônait ainsi une meilleure connaissance du corps. Les femmes étaient invitées à regarder leur vagin avec un miroir, comme le montre une séquence du film «L’ordre divin», succès cinématographique suisse de l’an dernier.

Au MLF, Annick Mahaim se souvient qu’«on élaborait au fil des mois de nouvelles façons d’envisager le vécu des femmes et de le révolutionner, sans thème exclusif ni ligne politique». Aujourd’hui, de grands enjeux comme l’égalité salariale n’ont toujours pas trouvé leur résolution. Et, si l’interruption de grossesse est un droit acquis, la revendication des femmes à disposer de leur corps résonne encore dans les soubresauts créés par l’affaire Weinstein.

«Dès 1972, les filles ont afflué au planning»

Les plannings familiaux suisses ne sont pas nés de Mai 68, mais d’initiatives institutionnelles pour limiter les avortements clandestins. Dans le canton, la première consultation ouvre en 1965 à la maternité du CHUV. En ville de Lausanne, celle de Profa date de 1967.

«L’idée qu’il fallait faire quelque chose pour les femmes était dans l’air mais cela restait dans un idéal bourgeois», se souvient Mary-Anna Barbey.
L’écrivaine d’origine américaine établie dans le canton de Vaud a été active dès les années 60 dans les plannings familiaux. Elle a écrit entre autres «Des cigognes à la santé sexuelle» et «Eros en Helvétie».

Les plannings familiaux ont d’abord été soutenus par les institutions et les églises, car ils ont été pensés pour améliorer et pérenniser les relations des couples mariés. L’esprit libertaire changera le type de demandes: «L’exigence de la virginité avant le mariage est tombée.
Dès 1972, les jeunes filles ont commencé à arriver en masse au planning familial pour demander la pilule ou pour des IVG. Alors que la consultation était destinée à l’origine aux seuls couples mariés, nous avons dû nous adapter.»

L’ancien vicaire épiscopal Marc Donzé, étudiant en 1968, se souvient bien des années 1960

L’ancien vicaire épiscopal Marc Donzé, étudiant en 1968, se souvient bien des années 1960

Jésus sur les barricades

Des chrétiens ont participé à Mai 68 alors qu’un vent de contestation soufflait dans les Églises

Patrick Chuard

Tempête dans un bénitier… Il y a eu un Mai 68 chrétien. Quatorze personnalités catholiques et protestantes, dont Paul Ricoeur, ont lancé le 21 mai de cette année-là un «Appel aux chrétiens». Appelant à une «présence des chrétiens à la révolution» et une «présence de la révolution dans l’Église.» Des théologiens souvent marqués à gauche prônent alors une vision tiers-mondiste, non-violente et contestent la hiérarchie. Certains en appellent au mariage des prêtres et à l’ordination des femmes.

Chez les catholiques, la révolution avait commencé avant, avec le Concile Vatican II (1962-1965). L’ancien vicaire épiscopal Marc Donzé, étudiant en 1968, se souvient: «C’était une grande joie de commencer dans cette Église qui ouvrait de nouvelles portes. La révolution, c’était que Vatican II a mis la notion de «peuple de Dieu» en avant tandis que la hiérarchie était désignée comme représentante de ce peuple.» Les temps étaient à la contestation: «On a fait une manif dans les rues avec le recteur de l’Université de Fribourg, un dominicain, pour réclamer une mensa (ndlr: une cafétéria). Ce ne serait plus imaginable aujourd’hui.»

Alors que des jeunes de toute l’Europe prient ensemble à Taizé, certains prônent un œcuménisme révolutionnaire qui bouscule les structures. «Il y avait alors un grand espoir, se souvient le théologien protestant Pierre Gisel. Le mouvement Église en fête, qui avait occupé la chapelle des Terreaux, voulait inventer une nouvelle Église transconfessionnelle dès 1969.» Dans le monde protestant, les initiatives contestataires ont été nombreuses, pour une vision plus sociale, plus solidaire, féministe ou rejetant la société de consommation. Cinquante ans plus tard, l’élan œcuménique et certains espoirs des années soixante ont passé à la trappe. «Il y a eu de nombreuses évolutions positives et le pape François fait avancer les choses», nuance Marc Donzé.

«On a fait une manif dans les rues avec le recteur de l’Université de Fribourg, un dominicain, pour réclamer une mensa. Ce ne serait plus imaginable aujourd’hui»
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