Les Vaudois observent Paris en fièvre grâce aux journaux

La «Feuille d’Avis» et les autres quotidiens lausannois suivent de très près les événements parisiens

Gilles Simond

La crise de Mai 68 à Paris éclate alors que la Ville Lumière se trouve au centre de l’actualité internationale: Américains et Nord-Vietnamiens viennent de choisir la capitale française comme lieu de pourparlers en vue de mettre fin à la guerre. Rien d’étonnant donc à ce que les journaux vaudois suivent de très près le déroulement des opérations. C’est d’abord le choc le samedi 4 mai, au lendemain des premiers affrontements: «Le Quartier latin transformé en champ de bataille», titre la «Feuille d’Avis de Lausanne», en dessous de l’annonce de la future ouverture des négociations sur le Vietnam.

Sur la base d’une dépêche de l’Agence France Presse (AFP), la «Feuille» raconte à ses lecteurs comment la révolte des «enragés de Nanterre», du nom de l’université de la banlieue ouest de Paris, a fait tache d’huile à la Sorbonne, où le recteur a annoncé la suspension des cours. «Tandis que les forces de l’ordre lançaient des grenades lacrymogènes pour dégager la Sorbonne, plusieurs centaines de gardes mobiles et de gardes municipaux, casqués et armés de matraques, chargeaient, boulevard Saint-Michel, pour dégager la chaussée envahie par les étudiants, qui lançaient des pavés et même des morceaux de fonte sur les cars de police.» Bilan: 250 arrestations, le crâne fracturé pour un brigadier de police dépourvu de casque et une vingtaine d’autres blessés.

En une:


Durant le mois de mai 1968, les manifs de la capitale française et leurs conséquences ont souvent occupé la première page de la «Julie», avec la guerre du Vietnam et les pourparlers de Paris entre Américains et Nord-Vietnamiens.

Rencontre avec Michel Bühler
Le chanteur vaudois était à Paris lors des révoltes étudiantes de Mai 68

Entre empathie et désaccord
Toujours le 4 mai, la «Tribune de Lausanne» livre un court commentaire, empathique: «Cette agitation étudiante (…) est significative de la révolte et de l’impatience qui saisit tous les jeunes des sociétés occidentales devant le monde déshumanisé que les adultes sont en train de leur préparer. On serait tenté d’y voir une réaction normale et, à tout prendre, très saine.»

Une prise de position qui contraste avec celle de la société d’étudiants Zofingue (fondée dans cette ville en 1819), le même jour dans le même quotidien. Tout en reconnaissant «le fossé grandissant qui sépare l’imagerie archaïque de nos démocraties et la réalité», son comité central estime que, parmi les moyens existants pour résoudre les problèmes, «l’agitation estudiantine – qui se traduit entre autres par le refus du dialogue courtois, le recours à l’intimidation et les manifestations de rue – nous semble détestable (…): nous la condamnons».

On est pourtant loin des castagnes parisiennes ou allemandes dans les universités de la douce Helvétie. Au Tessin, en mars, les élèves de l’École normale de Locarno se sont mis en grève. À Fribourg, un appel au boycott des inscriptions a été lancé en avril pour protester contre l’augmentation des taxes universitaires. À Genève, des étudiants se sont élevés en faveur de la «démocratisation des études». Car, écrivait la «Feuille» le 30 avril, «les collégiens et les étudiants ne se contentent plus, un peu partout dans le monde, de subir passivement l’enseignement qu’on veut bien leur dispenser. Leur rôle de contestation et de remise en question de la société établie n’est pas négligeable. Vu les moyens d’information très vastes dont dispose la société actuelle, il est normal que les jeunes prennent conscience des problèmes de la société dans laquelle ils sont appelés à vivre et qu’ils proposent des solutions de rechange.»


Extrait de « Paris Mai 68 » (Charles Matton) from La Cinémathèque française on Vimeo.

À Paris, les affrontements reprennent le 6 mai. Le même jour, dans la «Feuille», sous le titre «Répression», Jean Gaud dénonce la fabrique de «martyrs» parisienne. Pour l’éditorialiste, «les autorités françaises ont été dépassées par l’événement». «De la révolte d’une «poignée de trublions» — M. Peyrefitte dixit —, elles ont réussi à faire une rébellion nationale», écrit-il. De fait, ce jour-là, les affrontements du Quartier latin font 600 blessés et le mouvement étudiant s’étend aux universités de province.
Les images de la violence ont choqué les Français et, une semaine plus tard, c’est la grève générale en guise de soutien aux étudiants. À Lausanne, Genève, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds, quelques centaines d’étudiants descendent également dans la rue avec des banderoles comme «Solidarité avec les étudiants français», «Non à la répression» ou «Démocratie à l’université», «dans le calme et la dignité», constate la «Nouvelle Revue de Lausanne».

Ce n’est plus cas le 14 mai à Genève, quand plusieurs centaines d’opposants aux Journées de la défense nationale affrontent une police locale qui peut, elle aussi, sortir ses matraques. De son côté, le 16, «L’illustré» raconte «La nuit des barricades», celle du vendredi 10 mai dans le Quartier latin: «Pour la première fois, depuis la guerre, Paris a vécu des moments d’insurrection. Barricades, bombes, blessés, incendies.» Par chance, «la bataille rangée n’a fait aucun mort. C’est un véritable miracle.»
Le 18 mai, alors qu’en France le mouvement de grève s’étend à 2 millions de participants, la «Feuille» relate un meeting tenu à l’Université de Genève: «Les thèmes sont toutes les tartes à la crème des émules de Che Guevara, de Mao ou de Cohn-Bendit. «Le prolétariat du XXe siècle, c’est nous!» déclare un garçon à rouflaquettes. «Le malaise n’est pas seulement celui de la jeunesse, dit une communiste prochinoise qui parle comme une assistante sociale. Il faut agir dans les lieux de travail, amener une prise de conscience à la base.» Bref: à la Sorbonne comme en Suisse romande, les sujets de réflexion sont les mêmes.

«Les collégiens et les étudiants ne se contentent plus, un peu partout dans le monde, de subir passivement l’enseignement qu’on veut bien leur dispenser»

Rencontre avec Jacques Depallens
L'enseignant vaudois à la retraite raconte son Mai 68

De Gaulle dénonce la «chienlit»
Le général de Gaulle s’en mêle: «La réforme, oui! La chienlit, non!» rapporte la «Tribune de Lausanne» le 19 mai. Entre manifs à Paris, émeutes à Lyon et grèves un peu partout, la «chienlit» va pourtant perdurer. Le 27 mai, la «Tribune» constate: «La France compte toujours quelque sept millions de grévistes. La paralysie du pays demeure totale.» Le même jour, le correspondant à Paris de la «Feuille», Bernard Bellwald, relève: «Victor Hugo l’avait déjà remarqué: «L’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas.» La courageuse révolte des étudiants pourrait bien, finalement, n’avoir pour seul résultat que de rassembler autour du vieux général le grand «parti de la crainte» et de sauver son régime.»

Derniers soubresauts
C’est bien vu. Trois jours plus tard, le 30 mai, De Gaulle dissout l’Assemblée nationale et convoque des élections législatives qui verront la victoire de son parti, l’Union pour la Nouvelle République. Peu à peu, les ouvriers retournent dans les usines, les étudiants dans les amphithéâtres et l’agitation va se calmer.
Le lundi 15 juillet, sous le titre «La police au bal musette», la «Feuille d’Avis» raconte ainsi les derniers soubresauts du Mai 68 parisien: «Dans la nuit de samedi à dimanche, au cours du bal traditionnel, plusieurs incidents avaient eu lieu. Des drapeaux rouges et noirs avaient fait leur apparition aux abords de la place de la Bastille. À partir de 23 heures et au cours de la nuit sur la place même et sur les boulevards avoisinants, des heurts violents se produisaient. L’on devait vite déplorer plusieurs blessés. Plusieurs centaines d’arrestations.» Comme une impression de déjà-vu.

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