Boris Senff



Même s’il a connu des résurgences récentes, le voyage spatial n’est plus tout à fait à la pointe des projections de la science-fiction. Le genre lui-même, œuvrant souvent dans le recyclage de vieilles idées, est-il encore très vif? La question reste ouverte, mais, par le passé, le désir d’espace a été constitutif d’une SF qui voyait les confins de la planète se rétrécir. Promenade dans les fantasmes de futur en compagnie du spécialiste Patrick Gyger (en photo ci-dessous), directeur du Lieu Unique, à Nantes, et ancien responsable de La Maison d’Ailleurs d’Yverdon.


Image: Yves Tennevin [CC BY-SA 3.0]

La représentation du voyage spatial remonte-t-elle à la nuit des temps?
Disons que le premier vrai voyage un peu «construit» est ancien puisqu’il remonte à un récit de Lucien de Samosate du IIe siècle de notre ère. L’auteur rend ainsi accessible un objet lointain mais désiré: la Lune. Pour certains, il s’agit de proto-science-fiction, même si les moyens pour voyager sont plutôt farfelus et relèvent plus du conte ou de la fable. Au XVIIe siècle, des auteurs comme Cyrano de Bergerac, avec «Histoire comique des États et Empires de la Lune», et Francis Godwin, avec «The Man in the Moone», ne se montrent pas beaucoup plus techniques que Samosate – et son navire enlevé par une tempête – avec des fioles de rosée et une structure tirée par des oies.

Quand l’aspect scientifique prend-il le dessus?
Les tentatives réalistes sont plus tardives. Il faut attendre la révolution industrielle. Edgar Allan Poe raconte la montée d’un ballon dans la haute atmosphère, à l’air raréfié, dans ses «Histoires extraordinaires». Mais c’est Jules Verne qui inaugure les premières fictions réalistes. D’un réalisme suffisant pour que l’on ait envie de se dire que c’est possible – et pas totalement aberrant. La science-fiction repose sur la suspension consentie de l’incrédulité du lecteur.

Une illusion scientifique?
Il faut suffisamment d’éléments vraisemblables pour que l’on puisse faire semblant d’y croire. Un astrophysicien a donné une conférence sur le film «Gravity» en montrant comment, en deux minutes de film, tout le monde aurait dû être mort. Mais, comme tout est bien fait, que le jeu avec la gravité est très bien réalisé, on se prend au jeu. Verne avait d’ailleurs critiqué Wells et son matériau antigravité comme une solution «trop facile».

Quelle est la place du voyage spatial dans le développement de la science-fiction?
Même s’il n’est pas forcément central, le thème est classique parce qu’il apparaît au moment où le genre de la SF se conceptualise. Quand Hugo Gernsback fonde le magazine «Amazing Stories», en 1926, la technologie y est centrale. Et le genre de la SF est lié à la conquête spatiale. Les fictions des années 1920-30 créent d’ailleurs un désir. Il y a un mythe – très improbable – autour de Wernher von Braun (ndlr: ingénieur d’Hitler, passé aux États-Unis après la guerre) qui aurait été abonné à ces publications «pulp».

Que dit le voyage spatial de notre imaginaire?
Il pose la question de la frontière, du monde inconnu qui devient connu. Les œuvres de Jules Verne sont d’ailleurs sous-titrées «Mondes connus et inconnus». Il explore les profondeurs de la terre, les mers. L’impression d’avoir parcouru l’intégralité du monde le conduit dans le prochain territoire vierge: l’espace. Il y a un mouvement centripète dans la SF qui tente de repousser la connaissance par la fiction. Au XIXe siècle, la place ne manque pas. Après la Première Guerre mondiale, on a l’impression de tout connaître.

Mais il arrive un moment où la fiction rejoint la réalité?
Plus on se rapproche des véritables moyens historiques, plus les écrivains de SF utilisent des fusées. La rigueur scientifique s’accroît, le réalisme aussi, mais cela ne veut pas dire que l’on est plus proche du réel. «Seul sur Mars», film sur la conquête de la planète rouge, cherche à se montrer aussi exact que possible mais, au fond, c’est encore le sens de l’émerveillement qui domine. Dans les livres, dans les films de SF, il y a toujours un «waow factor». Même dans l’espace, il y a toujours une princesse à délivrer. L’auteur Arthur C. Clarke publie des textes très documentés mais, avec du recul, ils sont plus proches du mythe que du manuel de la conquête de l’espace ou de la projection du futur.

La Lune une fois atteinte, les choses ne changent pas?
La conquête de la Lune devient un cliché déjà bien avant son accomplissement. Dès les années 30-40, on vise Mars, le système solaire et au-delà. Le territoire lunaire n’est plus intéressant et de nouveaux territoires sont recherchés, toujours dans ce mouvement centripète. Ensuite, cela devient compliqué si l’on cherche à rester dans un cadre scientifique: il faudrait imaginer un second saut technologique que la recherche n’a pas encore esquissé.

Quels sont alors les territoires inconnus d’aujourd’hui?
De nouveaux territoires ont été ouverts. Les sciences humaines, l’exploration sociale, la dystopie. Une thématique que l’on trouve déjà chez Ballard, Brunner, Silverberg ou Jean-Luc Godard avec son film «Alphaville». Ou alors le mouvement vers l’intérieur, les voyages dans le corps grâce à la miniaturisation, dans l’esprit par les drogues ou alors dans le temps, le virtuel, les espaces non euclidiens.

Mais l’espace, notamment l’objectif Mars, a fait un retour au cinéma ces dernières années.
En SF, il y a aussi des effets de mode. L’espace part et revient. Il a aussi pu redevenir un fantasme dans la perspective de la prise de conscience écologique, même si cette échappatoire relève d’une propagande techno-fasciste de gens comme les milliardaires Elon Musk ou Jeff Bezos, ados attardés qui ont trop de moyens. Il est angoissant de penser que des gens peuvent se projeter sérieusement dans des fantasmes aussi absurdes que le projet de «terraformer» la planète Mars. Même scientifiquement envisageable, cela resterait un miroir aux alouettes concernant une extrême minorité. Tout comme l’idée des vaisseaux-arches qui pourraient emmener un équipage, autosuffisant ou cryogénisé, jusqu’à des exoplanètes au cours de voyages qui dureraient des milliers d’années. Les vrais enjeux sont clairement sur Terre aujourd’hui.