L'incroyable destin du «drapeau suisse»

Avant même la bannière étoilée, le premier objet qui a été planté sur notre satellite naturel a été pensé et conçu à Berne. Récit.

Buzz Aldrin photographié par Neil Armstrong sur la Lune. À sa droite, le récolteur de vent solaire suisse. Image: NASA

Buzz Aldrin photographié par Neil Armstrong sur la Lune. À sa droite, le récolteur de vent solaire suisse. Image: NASA

Emmanuel Borloz



Les États-Unis et l’Union soviétique se livrent une guerre acharnée pour décrocher la lune. Et, au final, c’est la Suisse qui gagne. La formule relève évidemment de la boutade. Pour autant, elle renferme une réalité indéniable: le premier objet qui ait jamais été planté sur un sol extraterrestre était suisse! Retour sur une aventure incroyable, qui doit autant à de solides talents de persuasion qu’à l’absence providentielle… d’un marteau dans une caisse à outils.

Le 20 juillet 1969 (le 21 sous nos latitudes), un petit quart d’heure après «le petit pas pour l’homme» de Neil Armstrong, Edwin «Buzz» Aldrin descend du module lunaire Eagle. Sitôt à terre – ou à lune, c’est selon –, l’astronaute américain ne perd pas de temps. À près de 384'000 km de la Terre, il se saisit d’un mât télescopique qu’il plante sur notre satellite naturel et déroule la longue feuille d’aluminium qu’il contient. Maintes fois réalisée à l’entraînement, la manœuvre lui prend une vingtaine de secondes. Ce n’est qu’ensuite que sera planté le drapeau américain et que les deux astronautes s’entretiendront avec le président Nixon au téléphone.

Estampillé «Institut de physique de l’Université de Berne», le dispositif est une expérience scientifique visant à mesurer le vent solaire et à récolter les matériaux qui le composent. Le vent solaire, c’est ce flux de particules qu’envoie notre étoile à travers l’espace. En déviant autour de la Terre en suivant les lignes de champ magnétique, elles provoquent les aurores boréales. Mais avec la magnétosphère qui fait office de bouclier, la majeure partie de ce vent ne nous parvient pas. «Il n’est donc pas possible de le mesurer sur Terre», explique le Pr Johannes Geiss, 92 printemps aujourd’hui.

Directeur de l’Institut de physique de l’Université de Berne dans les années 60, le scientifique et son équipe ont conçu le Solar Wind Composition Experiment (SWC). Voilà le dispositif embarqué pour le premier alunissage de l’histoire. Mais pour que les résultats de l’expérience soient probants, elle devait être en place le plus longtemps possible, raison pour laquelle le mât a été planté avant la bannière étoilée. «La NASA aurait évidemment préféré que le drapeau américain soit déployé en premier, mais alors le temps d’exposition pour récolter le vent solaire aurait été trop court», se souvient Johannes Geiss, qui a dû déployer des trésors de persuasion et qui a pu compter sur de solides soutiens parmi les scientifiques américains pour décrocher cet honneur.

L’expérience, qui duré 77 minutes, a permis de mesurer deux isotopes: le deutérium et l’hélium-3, nés dans l’espace quelques minutes après le big bang. Partant, c’est la quantité de matière contenue dans l’Univers qui a pu être estimée. Une vraie prouesse, qui marquait le début de l’excellence helvétique dans le domaine spatial. Mais, en pleine course à l’espace, dans une démonstration de puissance que les États-Unis voulaient la plus visible, la seule expérience non américaine embarquée se devait d’être la plus neutre possible. «Il ne devait y avoir aucune croix suisse», confirme Johannes Geiss.

Relique



Pour optimiser l’expérience, un astronaute américain avait fait le voyage à Berne. Il avait par exemple suggéré de peindre un bout en rouge, l’une des couleurs que les astronautes distinguent bien même avec les visières solaires. Un gros «sun» avait été ajouté sur la feuille d’aluminium pour savoir quelle face exposer au soleil. À peine revenu de la Lune, le voile solaire a été rapatrié à Berne pour analyse. Un demi-siècle plus tard, hormis les endroits découpés pour être étudiés, il s’y trouve toujours. Gardé précieusement, il ne sort pas beaucoup de l’institut de physique.

Image: EMMANUEL BORLOZ

Petit drapeau suisse caché?

Pourtant, dans son livre de confidences des astronautes, Lukas Viglietti glisse une version moins officielle. «En discutant avec les anciens ingénieurs de l’expérience, je me suis laissé dire qu’ils avaient caché un tout petit drapeau suisse – un vrai, cette fois – à l’intérieur de son mât», écrit-il. «C’est une rumeur, coupe Johannes Geiss. Du moins à ma connaissance…»

Le mystère n’est pas près d’être résolu, le mât étant toujours sur la Lune. Comme les quatre autres, chacun équipé d’un voile, qui l’ont rejoint dans les missions suivantes. Avec des périodes d’exposition au soleil toujours plus longues. Détail insolite: l’un d’eux a même fait office de javelot sur Apollo 14, lorsqu’il a été projeté par l’astronaute Ed Mitchell, qui s’était mis en tête de battre un record du monde de lancer.

Pour rajouter une anecdote à une aventure qui n’en manque pas, il faut encore savoir que l’expérience suisse n’était initialement pas prévue sur Apollo 11. «Les astronautes avaient une boîte à outils. Peu avant le lancement, la NASA a décidé de ne pas y inclure le marteau qu’elle contenait, prévu pour des expériences de géologie. Une place s’est donc libérée et il a été décidé d’embarquer une expérience supplémentaire, pour autant qu’elle ne prenne pas plus de place que le marteau. Simplissime à déployer et n’ayant pas besoin d’électricité, le collecteur était l’instrument tout indiqué», sourit l’astrophysicien Willy Benz, actuel directeur de l’Institut de physique de l’Université de Berne. Comme quoi, les avancées scientifiques tiennent parfois à peu de chose.


Souvenir

«L’espace était un rêve pratiquement impossible»

Le 20 juillet 1969, Claude Nicollier, 24 ans à l’époque, s’en souvient comme si c’était hier. «J’étais en convalescence après un accident de la route assez grave survenu à Pâques 1969. J’étais un peu inquiet en pensant à l’avenir, en particulier pour ma carrière de pilote militaire, mais j’ai suivi l’alunissage chez ma tante, à La Tour-de-Peilz. On a suivi l’aventure toute la nuit devant une télé en noir et en blanc, c’était absolument magique, s’enthousiasme le premier – et à ce jour le seul – Suisse à être allé dans l’espace. On avait presque du mal à y croire.»


Claude Nicollier est allé quatre fois dans l'espace. Image: CHANTAL DERVEY

Soulignant la formidable source d’inspiration qu’a constituée l’aventure du programme Apollo, Claude Nicollier, qui n’avait alors pas encore décroché son diplôme d’astrophysique, confie qu’il osait à l’époque à peine songer à l’espace. «C’était un rêve, mais un rêve pratiquement impossible, car la Lune et l’espace étaient une affaire entre Américains et Soviétiques (voir la galerie ci-dessous). Il n’y avait pas de place pour un Suisse. Pour les autres, la possibilité d’aller dans l’espace est tombée quelques années plus tard, lorsque les Américains ont invité l’Agence spatiale européenne à participer. Je me suis tout de suite dit: «Voilà quelque chose que j’aimerais faire!»

La course à la Lune

Sélectionné dans le premier groupe d’astronautes de l’ESA en 1978, le Vaudois sera formé au maniement de la navette spatiale américaine, qui l’enverra dans l’espace pas moins de quatre fois, entre 1992 et 1999. Une période durant laquelle Claude Nicollier croisera la route de quelques marcheurs lunaires, dont Neil Armstrong. «Je l’ai rencontré à plusieurs reprises. Son immense modestie m’a beaucoup marqué. Dans tous les programmes spatiaux mais aussi dans les plus grandes aventures humaines, les plus grands héros sont des gens humbles, modestes. Ceux qui se montrent trop ne sont pas forcément les plus grands.»

© Tamedia