Erwan Le Bec

Nous y sommes. Voilà un siècle que le clairon du cessez-le-feu a retenti d’Ypres à Belfort en passant par la célèbre clairière de Rethondes. La fin de quatre ans d’horreur qui ont chamboulé l’Histoire et dont les conséquences se lisent encore chaque jour: une Europe meurtrie et reléguée au deuxième plan, des régions vidées, des générations perdues, un Orient et des Balkans redécoupés par les grands d’alors. Et on en passe. La Suisse aussi en sort métamorphosée, plus divisée que jamais.

Un siècle plus tard, la Suisse a loupé une occasion de regarder ces années en face. La Confédération et nos autorités se sont bornées à évoquer la vaillante garde des frontières, et surtout à mettre en avant (à raison, attention) notre rôle neutre et humanitaire, ce dont Alain Berset est d’ailleurs appelé à témoigner ce week-end à Paris. Merci à lui.

Ce n’est qu’une partie de l’histoire. Si la Suisse a été plus ou moins neutre, les Suisses, eux, ne l’ont pas été. Les archives françaises déclassifiées et compilées minutieusement par «24 heures» le montrent de manière glaçante. Dans les tranchées d’Argonne, de la Somme ou de la Marne, des milliers de Suisses se sont battus. Au moins 1901 sont tombés. Pour une certaine liberté, contre l’autoritarisme, allez savoir.

Sauf qu’en un siècle, tant nos autorités que nous-mêmes les avons oubliés. Qui se souvient du légionnaire Buvelot, gamin d’Aubonne, héros de guerre pour être tombé avec son fanion? On leur a pourtant promis, après-guerre, de conserver toujours leur souvenir. C’étaient des types comme vous et moi, aux jolis noms d’alors: Alfred Gaston, Ernest Auguste, Albert Célestin. Ils ont fréquenté les mêmes lieux que nous, grimpé au Chasseron, bu du blanc sur les mêmes terrasses du Léman, courtisé les mêmes filles dans les bals de campagne.

Mais eux sont morts comme personne. La guerre est une saloperie, disaient les poilus. Nos arrière-grands-pères ou oncles ont éclaté en morceaux sous les obus, crevé les pieds gelés ou asphyxiés par les gaz, quand ils ne se sont pas lentement vidés de leur sang, ventre ouvert, appelant en vain leur mère du fond d’un trou d’obus durant des heures et des heures.

Personne n’a le droit d’oublier ça.

S’il est peut-être trop tard pour rattraper des souvenirs familiaux perdus par un siècle, il est encore possible de développer une notion bien absente de notre tranquille démocratie directe: le devoir de mémoire. C’est aussi cela qui forme des citoyens.