La Grande guerre des tondus d'ici

1914, alors que les copains sont rappelés par l'armée fédérale, l'infirmier valdo-genevois Xavier Suchet et des milliers d'autres partent pour le front français. Une histoire méconnue.

Erwan Le Bec


Xavier Suchet avait 21 ans quand l’Europe s’est embrasée dans ce qui allait devenir la Grande Guerre. Comme d’autres Suisses, ce garçon a troqué son canotier et son gilet du dimanche pour un képi coloré et une tunique à boutons d’un autre âge. Comme d’autres, lui et son frère Armand ont jeté un dernier regard depuis le quai de gare et sont partis en se disant qu’ils reviendraient pour Noël. Ce garçon de Sainte-Croix, employé comme laborantin à Genève, haut de tout juste 1,69 m, cheveux noirs et yeux marron, ne savait pas ce qui l’attendait.

À la différence de leurs copains d’école mobilisés dans l’armée fédérale, les deux Suchet ne sont pas partis garder stoïquement notre frontière. Ils sont volontairement partis dans les rangs français, se battre dans la boue d’Artois, des Flandres ou d’Orient, contre l’Allemagne. C’est une réalité aujourd’hui encore méconnue de l’histoire suisse, pour qui les années 14-18 sont celles de la naissance d’une Suisse neutre et humanitaire. À voir. Il y a en fait encore une page à écrire dans notre récit national. Une page pas vraiment neutre.

Car si la Suisse officielle est parvenue à conserver un visage impartial au long de la Grande Guerre, nos aïeux avaient, eux, le cœur qui penchait pour un camp ou l’autre. Loin de rester neutres ou de se borner à commenter les journaux, confortablement assis loin de tout ça sur une terrasse donnant sur le Léman, plusieurs ont franchi le pas, bien décidés à participer à l’héroïque défense d’une patrie qui n’était pas forcément la leur. En fait il faut estimer à plus de 12 000 le nombre d’hommes partis de chez nous pour combattre l’Allemagne dans les rangs de l’Entente (France  -  Grande-Bretagne et Russie). Un peu moins de 2000 natifs de Suisse y ont laissé leur peau. C’est beaucoup. C’est plus que le total de toutes les pertes de l’armée fédérale durant la même guerre, grippe espagnole non comprise.

En suivant le fil d’une recherche historique lancée il y a deux ans, «24 heures» a passé, au final, plusieurs mois à compiler les noms et biographies de ces hommes qui ne sont pas rentrés. Une première à cette échelle. Nous avons croisé les sources, issues des archives départementales ou militaires déclassifiées, afin d’essayer de comprendre les parcours d’une foule d’individus jetés dans une fournaise qui allait changer l’Histoire. Ils sont nés en Suisse et ont porté ses couleurs dans la Grande Guerre. Cette base de données, accessible sur nos plateformes numériques, dresse un siècle plus tard le portrait d’un phénomène méconnu, mais aussi celui de tondus et d’une société de chez nous, à l’heure où leur souvenir s’efface. En voici un bout.

Août 1914, la remuante et très francophile colonie suisse de Paris va en cortège s'engager dans l'armée française. (Getty)

Août 1914, la remuante et très francophile colonie suisse de Paris va en cortège s'engager dans l'armée française. (Getty)

Des volontaires aux profils variés

Début août, Xavier Suchet est mobilisé à Dole, dans l’ambulance 3/7. Une ambulance, c’est à l’époque une équipe de 60 militaires spécialisés et d’infirmiers, dont les fourgons et tentes doivent, en théorie, suivre les combats et se coordonner avec les brancardiers de la division. En théorie! Le 8, Xavier est déjà au nord de Mulhouse. Les blessés s’accumulent près de Burnhaupt où l’offensive pour reprendre l’Alsace tourne au fiasco. Ils attendent parfois des jours sur les champs de bataille. Suivra la retraite sous le soleil. Marche, contremarche. La retraite sur la Somme, 200 blessés le même jour au petit village d’Harbonnières. Puis les combats qui suivent la bataille de la Marne. Le 1er septembre, l’équipe de Xavier se retrouve avec 143 cadavres à enterrer.

Qui étaient-ils, ces hommes, qui plutôt que de rester dans une Suisse épargnée par la guerre se sont lancés dans cet enfer? Xavier et ses compagnons composent une troupe difficile à résumer. Il y a évidemment les volontaires de l’an 14. Les vrais. Ceux qui, à l’annonce de la mobilisation, boudent leurs obligations en Suisse – certains seront jugés à leur retour et, au minimum, astreints à rattraper leur école de recrues, malgré leurs quatre ans de tranchées – et ceux qui, au contraire, se mettent en règle avant de courir signer à Paris, à Annecy ou à Alger. Ces deux groupes composent une petite moitié des effectifs. Il y a aussi les anciens. Les baroudeurs des épopées coloniales dont le parcours se lit sur les tatouages ramenés d’Afrique, du Tonkin ou de leur paisible retraite. C’est le dixième des engagés. Dans tous les cas, on parle de bons et vrais Suisses. Des Bourquin, Cusin, Meyer ou autres. Et puis il y a les autres, une foule plus difficile à dessiner. Un gros tiers des rangs qui provient de la 5e Suisse (tel le fils du consul fédéral à Marseille, par exemple), des régions frontalières ou de grandes villes. Eux sont issus de milieux binationaux, de familles qui vivent de l’horlogerie, des usines ou des pâtures, et qui résident d’un côté ou l’autre de la frontière, au gré de l’embauche.

Une armée de bleus

Étaient-ils tous volontaires? Plus ou moins. Les Suisses de la colonie de Paris ou d’ici, grands francophiles, ont délibérément choisi de se lancer dans la fournaise qui se pressentait depuis des années. À partir de 1910, la rumeur d’un conflit, une réplique à la défaite de 1870, se répand en effet dans les conversations. Pour les autres, ces binationaux nés en Suisse ou en France, la convention passée entre Paris et Berne en 1879 laissait aux jeunes hommes la liberté de choisir dans quel pays s’engager d’ici leur 22e année. C’est justement l’âge moyen de nos engagés. Une réalité qui laisse penser que nombre d’entre eux ont utilisé cet accord international, en optant toutefois pour le front le moins tranquille.
Dans la longue liste compilée par «24 heures», il y a aussi une autre catégorie. Celle des hommes ayant déjà fait leur service en France et qui ont été rappelés en août 1914. C’est un quart des cas, 31 ans en moyenne. Auraient-ils pu se débiner? Rester planqués en Suisse? Oui. Des déserteurs, il y en a eu, mais très peu. Et ces derniers ont souvent regretté, au point de regagner la caserne durant les premiers mois de la guerre.

Une classe sortie de l’école

Au-delà de ces statistiques, difficile de savoir ce qui s’est passé dans la tête de Xavier, Armand, et beaucoup d’autres. Un point commun cependant: beaucoup d’entre eux ont suivi leur classe, préférant partir avec les copains. Par affinité, sans doute, plus que par patriotisme. À l’époque encore plus que de nos jours, la volée de camarades qui fait son service puis marche d’un même pas dans la vie est un phénomène majeur. Un sentiment social et communautaire de premier ordre.

En France, certains volontaires sont ravis de se retrouver dans la prestigieuse Légion étrangère qui a, depuis mars 1914, une active amicale à Lausanne. À l’inverse, d’autres demandent à être versés dans des régiments français ordinaires pour ne pas se retrouver aux côtés de ces baroudeurs des colonies, à la fois héros et gibiers de tribunaux.

Les premiers mois de l’année et les combats s’enchaînent. Fin septembre, Xavier Suchet apprend que son frère Armand, qui vivait rue des Minoteries à Plainpalais (GE) et avait été versé dans l’infanterie coloniale, est déclaré mort. Personne ne l’a retrouvé, sans doute fauché dans la pagaille des combats des Vosges. Xavier, lui, continue. Le 12 novembre, un assaut général est donné dans la région de Vingré. Les ambulances du Vaudois voient en une seule journée des centaines de cadavres et plus de 1200 blessés, témoigne le journal de marche du service de Santé du 7e corps. Des ventres ouverts. Des hommes en sang. Des cris. L’horreur. Il fête ses 22 ans dix jours plus tard.


La première bataille de la Marne




















L'appel des classes




1915: les combattants au front sont déjà aguerris. Ils s'équipent peu à peu à la guerre moderne et développent l'art de la guerre de tranchées.

Getty Images

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La machine à éclopés

Début 1915, la guerre des tranchées s’installe. Une forme de routine. Pour le jeune Suchet cette routine a pour cadre un village près de Soissons. Il y reviendra trois ans plus tard. Tous les jours, on entretient le matériel, on s’entraîne, on vaccine les hommes, on récupère par grappes les éclopés et on propose à la Légion d’honneur les mourants ramenés des tranchées. L’infirmier vaudois voit une médecine de guerre qui se perfectionne. Des premières hécatombes de l’été 1914 à la reprise de la guerre de mouvement en 1918, le vénérable Service de Santé se transforme en machine à récupérer ceux qui sont récupérables: très vite les belligérants se rendent compte que la victoire appartient à celui qui tiendra le plus longtemps. L’évacuation devient plus rapide. Les ambulances se rapprochent toujours plus des premières lignes. Les risques augmentent. Une des ambulances du corps de Xavier, révèle le journal de marche de l’unité, sera entièrement soufflée par l’explosion d’un camion d’obus quelques mois plus tard. Mais le système marche. En 1916, seuls 16% des décès enregistrés dans les rangs suisses sont ceux de blessés évacués, c’est trois fois moins qu’en 1915.

La lassitude face à ce qui devait être une guerre courte finit toutefois par avoir raison des volontaires suisses. Si 23% des engagés helvètes ont signé avant-guerre, surtout en 1912 et 1913, quand la rumeur et le caractère inévitable d’un conflit armé se répandent peu à peu dans les villes et les campagnes, le taux de signataires baisse de deux tiers entre 1914 et 1915.

Les Vaudois sous les torpilles

Mais des motivés, il y en aura toujours pour le front d’Orient qui vient de naître. Aristide Briand et Winston Churchill ont la brillante idée de forcer un passage dans les Balkans et dans les Dardanelles, histoire de faire tomber les Ottomans et de prendre les Autrichiens à revers. Ce sera facile, pensent-ils. Là-bas, il n’y aura pas d’Allemands. Grave erreur.
Gallipoli, 28 avril 1915. Débarquées en chaloupe, les troupes bigarrées sorties d’Algérie et des fonds de dépôts de la métropole découvrent de redoutables tranchées turques dessinées par des officiers prussiens. C’est un massacre, au soleil cette fois-ci. La poussière, les moustiques, ces obus ottomans surnommés «Orient-Express», la dysenterie, les contre-attaques à la baïonnette. Les alliés vont y perdre plus de 250 000 hommes. Parmi eux, Félix Cordey, un paysan de Grandson, vétéran du Maroc et du Tonkin. Louis Borella, aussi, un électricien du Locle (NE) disparu autour du 8 mai, Adolphe Senn, Neuchâtelois de 22 ans, et le lieutenant Seilaz, de Nant (FR), tué d’une balle en plein ventre.

Une main perdue en Champagne

Septembre 1915, le service de santé du 7e corps est démembré. La bonne nouvelle pour Xavier Suchet, c’est qu’il n’ira pas dans la fournaise de Verdun. La moins bonne? Il est envoyé à Cuperly où il devra soigner des dizaines de compatriotes. C’est une ferme de Champagne, transformée en hôpital de campagne, où il débarque le 10. Juste à temps pour l’un des plus grands désastres de la guerre: Souain, là où le général en chef Joffre veut percer mais où la préparation d’artillerie – cinq millions d’obus, du jamais-vu! – foire. Et laisse intact les blockhaus allemand, solidement cimentés dans cette boue crayeuse qui s’infiltre partout. Le 28 du même mois, la première vague de fantassins disparaît purement et simplement sous la pluie et la mitraille. On envoie alors l’élite: «En avant la Légion!» Les hommes s’élancent. Tombent. Se prennent sur les réseaux de barbelés que l’artillerie n’a même pas égratignés. Face aux lignes allemandes, les cadavres resteront suspendus, à sécher sur place pendant des jours. La butte de Souain résiste. La célèbre tranchée «Kultur» aussi. Au milieu de tout ça, il y a le capitaine Junod, stoïque, cigarette russe à la main. C’est un Genevois, pur mercenaire suisse passé par la Grèce avant d’opter pour la Légion. Il vit ses dernières heures. Les rafales continuent. On attaque jusqu’à cinq fois. Pour rien. Un certain Sauser, de La Chaux-de-Fonds, voit son bras explosé par une rafale. «J’ai crié de peur, comme j’ai entendu crier les blessés durant des jours et des nuits. J’avais honte d’avoir hurlé comme un bœuf. Et alors j’ai vu le sang qui giclait de mon bras déchiqueté.» Il demandera à un copain boucher de sectionner ce qui reste de son membre. Ce blessé, c’est Blaise Cendrars, l’auteur de «La main coupée». Exemple même du volontaire Suisse romand francophile, l’homme de lettres survivra à cette guerre qu’il racontera dans ce monument ainsi que dans «L’homme foudroyé».

Sur le terrain, la Champagne fait 145 000 morts dans les rangs français, 126, au moins, dans les rangs suisses. La journée du 25 septembre aurait même été la plus sanglante de l’histoire de France, avec 23 416 morts en quelques heures. Xavier Suchet, lui, rince le vieux sang de ses brancards et se dirige vers la Somme. Une nouvelle boucherie.

Ces offensives ratées ont un prix. Des familles entières sont frappées. Les Barbier du Saconnex (GE) perdent deux fils, morts à 20 et 21 ans, à deux mois d’intervalle. Deux Blessemaille, de Courtedoux (JU). Les deux fils Cailler des Éplatures (NE), tous deux dans l’horlogerie, tombent. L’un à Cachy, l’autre à Zuydcoote. Pareil pour les deux Ducrot de Montreux, dont Édouard, la tête fracassée par un obus. Ou les deux Jacques de Sainte-Croix, partis à la Légion, et les deux Jacoby, des Ardons (VS), dont l’aîné, adjudant, avait commencé le séminaire. Le nombre de parents, orphelins et fiancées laissés sur le carreau – et issus, souvent, de milieux modestes – est incalculable.


Les tranchées de Verdun (ECPAD)




















































1915 et 1916, les grandes offensives se multiplient. Les volontaires Suisses de la Légion étrangère deviennent des héros suivis par les journaux romands.

Fonds Albums Vallois

Fonds Albums Vallois

Propagande du clergé

De son côté, la France préfère entretenir le vivier de sympathisants romands. Le Père Sertillanges, dominicain professeur de l’Institut catholique de Paris, vient ainsi donner des conférences à Lausanne et associer de manière vibrante la charité des montagnes, le cœur du Christ et le sacrifice pour la patrie de l’humanité. Une telle démarche serait, aujourd’hui, risible. À l’époque, l’auditoire est conquis. Même démarche du violoniste Jacques Thibaud. Mais rien n’y fait. En 1918, il n’y a plus qu’une poignée d’engagements. Alors, pour pallier cette crise des effectifs, les états-majors rappellent tous ceux qui marchent. Le vétéran Figuière, de Veyrier (GE), pourtant revenu sous les drapeaux depuis sa retraite de Buenos Aires, est sorti de l’usine parisienne où il avait été placé comme ouvrier. À 40 ans, il se retrouve ainsi dans un régiment d’assaut. Alphonse Tassu, un emballeur de Courgenay (JU) avec acuité visuelle inférieure à 1/10e, est, quant à lui, rappelé et versé au 13e d’artillerie. Pourvu qu’il vise juste. Xavier Suchet, pour sa part, est renvoyé de son ambulance: les effectifs des infirmeries ont plus que quintuplés. Alors le Vaudois va devenir fantassin. Il passe six mois au centre d’instruction du 172e régiment d’infanterie. Des vacances, ou presque.

Sur le front, certains craquent. On compte 19 suicides chez les volontaires venus de Suisse. Sans compter les déserteurs. Au moins quatre de chez nous sont fusillés. La percée se fait attendre. Le moral baisse, notamment chez les volontaires qui ne bénéficient que de rarissimes permissions pour venir souffler au bercail, retrouver le calme du plateau suisse, les Alpes ou le Jura. C’est parfois la famille même qui vient faire le siège du consulat – la Confédération refuse de s’engager pour des soldats qui ont choisi une autre armée que la sienne – afin de demander un congé, au risque d’y apprendre la mort du fils. C’est arrivé!

Paradoxalement, certains rentrent comme internés: la Suisse de la Croix-Rouge va accueillir des «bouches inutiles», des prisonniers alliés retenus par les Allemands et des prisonniers allemands retenus en France. Les belligérants nous envoient 65 000 blessés, malades et irrécupérables pour le service, recueillis dans des salles de villages et hôtels vides des Alpes ou du Jura. C’est le cas du Veveysan Monod, commandant à la Légion et fait prisonnier dans la Somme par les Allemands. Il débarque en gare de Vevey.

Noël 1916: bons vœux des tranchées

Ce qu’en pensent les Romands? Ici, ils suivent l’épopée des volontaires comme un feuilleton. Le légionnaire Blank, de Vevey, a droit à une chronique à chaque exploit mené «à la pointe de sa baïonnette», s’enflamme la «Feuille d’Avis de Lausanne». Quand ce ne sont pas les soldats qui écrivent des comptes rendus de batailles, tandis que s’égrènent les avis de décès. Le ton des Romands est clairement francophile. Un Veveysan raconte à la «Feuille d’Avis de Vevey» qu’il trinque avec ses compères à la victoire des Alliés et de la Légion: «Des propos pas très neutres, mais c’est notre affaire!» Décembre 1916, «un groupe de braves citoyens suisses adressent à leurs compatriotes leurs meilleurs vœux de bonne année. Ils n’oublient pas leur chère patrie, malgré des vicissitudes sans nombre, et ils sont persuadés qu’on ne les oubliera pas», signent trois légionnaires, Ravois, Staufer et Balzardi, dans la «Feuille d’Avis de Lausanne».
Balzardi est tué quatre mois plus tard. À l’assaut d’Auberive. L’un des faits d’armes qui va cimenter en Suisse le mythe du képi blanc. Dans la boue, de nouveau, pour percer, encore, les légionnaires rampent et dispensent 50 000 grenades afin d’emporter ce village du Chemin des Dames. À Lausanne, on se plaît à dire que ce sont des Suisses (ce qu’affirme en tout cas le «Times») qui ont pris le fameux village en premier. Et pendant ce temps, Xavier Suchet prend le chemin du front. L’ancien infirmier y sera lui-même blessé.

Rattraper les gosses par les oreilles

Officiellement, les diplomates suisses goûtent peu au volontariat et à la remuante colonie suisse de Paris. Dans les faits, Berne fait peu, sinon rien, pour empêcher ces têtes brûlées de partir pour le front. L’attitude doit même être plutôt conciliante côté romand. Après guerre, le consul de France à Lausanne n’aura de cesse de louer «les autorités et la population vaudoise de l’attitude qu’elles ont prises d’emblée dès le 1er août 1914». Berne demande toutefois à Paris que les mineurs qui s’engagent lui soient renvoyés. En janvier 1918, un Meylan et un Rossi, de 16 et 18 ans, sont ainsi renvoyés chez leurs parents par la gendarmerie. Les vétérans seront ensuite largement graciés par les tribunaux voire par Ulrich Wille, général de l’armée Suisse très peu francophile. Ils ne pouvaient pas faire autrement.

Avril 1918. La Légion mène ce qui va être un de ses plus rude combat, au Bois du Hangard. Pour les Suisses, ce sera le jour le plus sanglant de la guerre.

Mémoire des Hommes

Mémoire des Hommes

Avril 1918. Les Allemands ont lancé une de leurs dernières offensives avec les ultimes réserves du côté de Villers-Bretonneux. Entre la ligne française et celle tenue par les Anglais. C’est un succès. Le généralissime Foch ordonne évidemment de contre-attaquer: on sent que le front craque. Courage! Sauf que l’objectif assigné à la Légion est d’une bêtise rare. Un bois précédé d’un vaste glacis à découvert, dans lequel les Allemands ont installé depuis des jours un redoutable réseau de mitrailleuses. Allons! L’assaut est donné à 5 h, dans un épais brouillard. Les 1re et 2e vagues sont littéralement fauchées. Le 3e bataillon et quelques tanks anglais finissent par atteindre le bois. C’est un carnage. Plus aucun officier. Quand les Allemands sont remplacés par l’artillerie lourde, on se rend alors compte du nombre de cadavres. Pas loin d’un millier. C’est le jour le plus sanglant de la guerre pour les Suisses, 54 manquent à l’appel. Parmi eux, le jeune Buvelot d’Aubonne, retrouvé recroquevillé sur le fanion où sa sœur avait cousu «Vive la Légion, vive la Suisse.»

Les civils suisses ne sont, non plus, pas épargnés. À Paris, sous les bombes d’avril 1918, le chancelier Stroehlin et son épouse perdent la vie. Les funérailles virent à l’épisode diplomatique, où légionnaires helvètes et expatriés défilent aux côtés du président français Poincaré. L’Allemagne présente ses excuses au Conseil fédéral.

Une dernière offensive

Moins de deux mois après sa blessure, Xavier Suchet est de retour aux affaires. On sent que le front commence à craquer. Après une ultime offensive de printemps, les troupes de Lüdendorf arrivent à bout. Après un bref passage au dépôt avec les bleus de la classe 18, Xavier Suchet se retrouve, en juin, dans une compagnie de combat du 350e régiment d’infanterie. Le 1er août, il lutte au bois de Hartennes, où les Américains ont buté dix jours plus tôt. Ensuite à Serches. Le 17 août, sa compagnie remonte au front. En file indienne, dans le noir et les boyaux, sous les bombardements toxiques et les tirs de harcèlement. Qu’importe, il faut conserver le patelin d’Acy, près de Soisson, dans l’espoir de franchir l’Aisne, puis enfin la ligne fortifiée Hindenburg dont on sait que les Allemands ne pourront plus la tenir. Le gamin de Sainte-Croix n’aura pas cette chance. Le Xavier est retrouvé mort au matin.

Fin 1918. Dès l’armistice du 11 novembre, la presse romande chante en cœur les louanges de «nos poilus» partis terrasser le Kaiser, sauver la France en péril et la civilisation. Peu à peu, c’est un discours patriotique qui se cristallise. S’y emmêlent principes de neutralités humanitaires et défense de la liberté sur le champ de bataille. En réalité, les vétérans se retrouvent souvent dépendant de l’œuvre des anciens légionnaires. Et ne retrouvent le devant de la scène que lors de causeries officielles ou d’événements privés. Comme lors du banquet du 11 novembre 1919, quand les autorités franco-suisses distribuent aux vétérans un diplôme. On jure alors qu’on n’oubliera jamais les héros de la Liberté.

Jamais.



























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