La Grande guerre voit la Suisse donner une coloration encore plus forte aux disparités culturelles et linguistiques déjà présente. Alémaniques tendent à souhaiter la victoire des empires centraux, tandis que les régions latines penchent de plus en plus nettement pour le camps de l'Entente. Un clivage dont témoignera plus tard l'affaire des Colonels. L'analyse des origines des hommes partis se battre dans les troupes françaises le montre toutefois déjà, et ce dès 1914. Si le sentiment francophile est l'une des clés de compréhension de ce mouvement massifs (il s'agirait, selon des militaires, de la plus grande participation de la Suisse à un conflit armé moderne), alors les régions romandes et notamment frontalière en témoignent.
Il faut toutefois nuancer ce tableau et chercher d'autres explications. Le départ des volontaires ou des réservistes qui choisissent d'obéir à leurs obligations montre l'influence des colonies d'expatriés français, dont celles de Lausanne, Bâle et Genève. Les régions campagnardes semblent ainsi moins touchées, à l'exception toutefois du Jura francophone. Les zones frontières sont également en première ligne. On remarquera également les cas, loin d'être isolés, des zones rurales alémaniques qui fourniront plusieurs légionnaires.
Qu’en conclure? L’appel au drapeau tricolore a concerné des régions socialement très proches des réalités humaines de la Grande guerre. La nouvelle de la débacle française de l'été 1914 ou l'invasion de la Belgique avec son lot d'exactions sciemment médiatisées par l'Entente, ont surtout passé les frontières et touché des régions en contact les populations en guerre. Le cas du Jura vaudois, Neuchâteois et Bernois est révélateurs. Comme dans le Grand Genève, ceux qui sont partis, révèle l'examen attentifs des domiciles successifs des engagés, étaient des jeunes de familles vivant alternativement d’un côté ou de l’autre de la frontière: la grande mobilité de ces individus est frappante. Ils suivaient l’embauche et vivaient souvent quelques années à l’étranger. Derrière quelques cas (un expatrié à Rio de Janeiro, plusieurs aux Etats-Unis), les hommes concernés ont beaucoup été de ceux qui séjournaient dans les régions proches et dans les grandes villes françaises. La Suisse du début du siècle était bien plus interconnectée avec l'étranger que ce que l'on imagine souvent.
Aux origines du fossé entre Romands et Alémaniques
En chiffres
161 cultivateurs et agriculteurs
45 horlogers
2 séminaristes
26 commis
69 condamnations par la justice militaire ou civile
648 mentions de blessures de guerre
40 mentions de secours immédiat versés à la veuve ou aux parents
12 suicides
788 vétérans et territoriaux
10 aviateurs
1 fils d'ambassadeur
342 légionnaires
93 artilleurs
1358 soldats de 2e classe
92 morts en Afrique, surtout de maladie ou suite aux escarmouches du Maroc
281 mentions de maladie, souvent mortelle
29 cas de désertion
37 victimes connues après guerre, des suites de maladies ou blessures
Derrière ces parcours individuels, c’est toute une époque qui rejaillit, celle des hommes et des femmes qui vivaient et faisaient cette Suisse de la Belle Époque. Des noms, des quolibets, des professions, des origines, des vies ordinaires et extraordinaires.
Combien étaient-ils vraiment? Les archives listent les noms de 1901 hommes, nés en Suisse, et tombés au front. Ce contingent témoigne pour une partie seulement des combattants suisses ayant rejoint les rangs français. Ceux qui sont nés outre-Jura, ou ailleurs par le globe, nous échappent. De même que ceux qui sont revenus vivants. Ces 1901 croix de bois permettent d’estimer le nombre de combattants nés en Suisse à plus de 12 000 hommes en tout, selon les méthodes statistiques définies après-guerre.
Avec les natifs de l’étranger, ce serait beaucoup plus. Des chiffres utiles pour estimer un phénomène controversé: les militaristes suisses parlent de 3000 morts, soit de 8000 à 14 000 engagés en tout. Les études sérieuses évoquent, quant à elles, un maximum de 6000 engagés.
Quel a été leur profil? Humainement, le plus jeune Suisse, un gamin des Eaux-Vives (GE), avait 17 ans. Le plus vieux, également un Genevois avait 58 ans. Le plus gradé était un commandant. Les métiers des hommes sont révélateurs. Les hommes partis défendre des idéaux auxquels ils étaient sensibles étaient également révélateurs d'une Suisse qui était encore un pays sous-industrialisé et très rural. Ils témoignent de ses couches sociales peu aisées, voire défavorisées. Dans cette optique, des éléments tels que la solde régulière, la propagande et l'évasion vers l'étranger ont sans doute également joué un rôle. Ces profils, calculés sur les 1901 hommes non revenus de la guerre, les voici.
15% travaillaient dans les services. Les professions comme voituriers, petits employés, cochers, ou garçons de salle, sont surreprésentés.
19% vient de la petite industrie. Des métiers manuels comme forgerons, tourneurs, tailleurs de verre ou encore ouvrier en peigne, fournissent une large part du contingent.
2,1% des hommes seulement peuvent être rattachés à l'industrie lourde et aux usines.
9,6% sont issus du domaine de la construction: parqueteur, peintre en bâtiment, journalier, tuilier...
25% de nos engagés viennent du commerce, essentiellement domestique. Ce sont des employés de banque ou de commerces urbains, des tenanciers de boutiques, des commis ou des comptables. Rares sont les "voyageurs de commerce" ou les clercs.
8% peuvent être rattachés aux métiers intellectuels: étudiants, architectes, etc. De quoi relativiser le mythe d'un grand élan de l'élite francophile.
17% des hommes sont agriculteurs, cultivateurs, ou hommes de peine. Beaucoup d'autres sont liés directement aux activités pastorales et à l'économie laitière.
4,7% enfin vient de l'horlogerie et des métiers connexes, comme ouvriers de précisions ou décorateurs.
Si l'on se base sur les renseignements disponibles quant au niveau de formation, voici le résultat: 94% des engagés savaient lire, écrire et compter. 1,5% étaient illettrés. 1.7% avaient eu leur baccalauréat.
Et les morts? Ils révèlent le prix humain des grandes offensives. Les Suisses ont combattu dans tous les secteurs du front. Soit en étant engagés dans les régiments d'actives, soit, et plus souvent, via les hommes répartis dans des troupes d’assaut comme la Légion ou les chasseurs alpins. En témoignent les forts pics, représentants les offensives utilisant principalement la Division marocaine, à laquelle la Légion était rattachée.