Galerie de portraits

Les visages et les parcours de nos aïeux

Légionnaires en Algérie, dont quelques Suisses. (Getty)

Légionnaires en Algérie, dont quelques Suisses. (Getty)

Erwan Le Bec


Les archives françaises permettent de retracer le parcours de plus de 1900 natifs de Suisse tombés durant le conflit. Si certaines fiches sont souvent muettes, révélant l'effroyable vitesse des pertes humaines, plusieurs dossiers sont plus bavards. Ils révèlent les histoires des générations absorbées par une guerre qui ne cesse de justifier son statut de mondiale. Des expatriés en Amérique du Sud en passant par les vétérans des colonies revenus au pays ou encore par les fougueux volontaires de l'an 14, voici une sélection des parcours de nos ancêtres.


Charles Fischer, volontaire Bâlois, première victime française de la guerre ?

Vous connaissez le caporal Peugeot? En France, c’est un mythe. Un héros de la nation qui, en réalité, aurait pu être détrôné par un Suisse.

Dans l’immédiat après-guerre, la République triomphante a élevé, à Jonchery en Haute-Marne, un monument et un véritable culte à Jules André Peugeot, 21 ans, premier militaire français de la Grande Guerre à tomber sous les balles allemandes. Nous étions le 2 août, 10 h, quand cet instituteur mobilisé et déployé près de la frontière franco-allemande était tué par une patrouille du 5e Jäger-Regiment zu Pferde, vraisemblablement égarée. C’était quelques heures avant l’ouverture des hostilités, la guerre étant déclarée le 3 août.

Une aubaine pour la propagande française qui se servira de l’accrochage pour dénoncer la barbarie allemande, faisant du caporal Peugeot une victime prise en traître et le premier «mort pour la France» d’une longue série.

Or, c’est faux. Ou en tout cas passablement arrangé. Des victimes avant la déclaration de guerre, il y en a eu d'autres. Les archives indexées présent plusieurs décès début août, le plus souvent de manière erronée, les fiches de décès étant rédigé souvent bien après la mort réelle d'un homme au front.

Une bévue ?

S'y ajoute un autre cas, lui très vraisemblablement correctement daté. Le 1er août 1914, un jour plus tôt, un autre militaire français, un engagé suisse cette fois, aurait pu prétendre au sinistre titre et aux honneurs de la patrie. Cet homme, c’est le soldat Charles Fischer, un Bâlois du 42e d’infanterie, et stationné sur la route du Ballon d’Alsace, dans le Haut-Rhin. Il est également tué avant la déclaration de guerre, mais, lui, abattu par sa propre patrouille: «N’ayant pas répondu au mot d’ordre», justifie la fiche de décès du Suisse. Problème de langue? Bévue? Victime de la nervosité ambiante? Allez savoir ce qui s’est réellement passé. Peintre en bâtiment, placé sous tutelle, ce gars de 21 ans n’a aujourd’hui aucune sépulture connue. Plutôt qu’un monument vengeur, il n’a qu’une fiche de «non mort pour la France».

Henri Ernest Blancpain

1867-1915

C’est l’exemple d’un de ces premiers pilotes suisses qui a poursuivi sa carrière dans l’aviation française, alors que la Confédération montrait peu d’intérêt pour cette nouvelle technologie. Le Jurassien bernois, artilleur et ingénieur de formation, s’engage et passe par l’École Blériot, dans les Basses- Pyrénées, où il se blesse au cours d’un «atterrissage un peu brusque». Le lieutenant observateur sera finalement tué au cours d’une reconnaissance aérienne près de Vitry-en-Artois le 20 mai 1915. C’est normalement ses frères, dirigeants à la Brasserie Cardinal de Fribourg, qui ont appris la nouvelle.

Louis Joseph Bonnet

1888-1918

Valaisan installé à Arnex-sur-Nyon, Louis Bonnet est l’un de ces binationaux qui avaient fait leurs classes avant-guerre et qui ont répondu au rappel de 1914. L’agriculteur, incorporé chez les chasseurs alpins, un régiment d’assaut, s’est révélé redoutable combattant. Il est blessé en 1914. Puis en août 1915, quand il tient en respect à coups de pétards une contre-attaque allemande, après avoir pris un ouvrage ennemi avec son escouade. En juillet 1918, il est tué à son poste de combat. Croix de guerre et médaille militaire.

Edmond Bessat

1893-1916

Dans les rangs de la Légion, il y a souvent des enfants au parcours chaotique. Fils illégitime, boucher, le Lausannois va s’engager à 20 ans à Annecy, sous une fausse identité. Bien que démasqué, il se rengage sous sa véritable identité et signe à nouveau pour cinq ans, en Algérie en 1914. Mitrailleur, le soldat n’a pas réussi à passer 1re classe. Il sera porté disparu dans la Somme. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Paul Temperli

1882-1918

Très vraisemblablement le seul légionnaire suisse à reposer sur sol américain. Le Zurichois d’Uster, Paul Temperli, s’est porté volontaire en 1914. On ne sait rien de son parcours, si ce n’est qu’il se retrouve dans une équipe de légionnaires envoyée par Paris aux États-Unis pour lever des fonds auprès des citoyens américains. L’armée sélectionne 110 hommes, choisis chez les méritants, ceux qui savent défiler, et surtout qui parlent un peu l’anglais. La troupe va parcourir 40 villes dès septembre 1918. Un périple diplomatique épuisant. Mais le fourrier de 36 ans attrape la grippe espagnole, raconte le magazine de la Légion. Il est hospitalisé à Kansas City, où il succombe début octobre. Les Américains lui organisent des funérailles grandioses: transporté par tout un régiment, le cercueil est présenté devant 10 000 personnes. Il est envoyé en train spécial, veillé, puis enterré au cimetière national d’Arlington à Washington. C’est un des rarissimes étrangers à y attendre le jugement dernier. Sous drapeau français en plus.

Jules Louis Seilaz

1874-1915

Un héros. Ce Fribourgeois de Nant, sans profession connue, fils de l’aubergiste de Môtier dans le Vully, a choisi jeune de tenter sa chance dans les colonies. Il enchaîne l’Algérie, l’Extrême-Orient, Madagascar (où il prend une balle dans son bras droit durant une reconnaissance), l’Algérie à nouveau, Hanoï, puis le Sahara. Il jouit, ensuite, d’une retraite bien méritée à Alger, 10 rue de Constantine, dans un bureau de poste. Mais la guerre le rattrape, sept ans plus tard. À 40 ans, il est gravement blessé dans l’Aisne, à la tête de ses zouaves. Tout juste remis, son régiment est finalement sélectionné pour l’assaut des Dardanelles. C’est là que le vétéran, devenu lieutenant de bataillon, est emporté par une ultime balle en plein ventre en attaquant la tranchée turque. Dans ses médailles, il y a la Légion d’honneur.



François Joseph Roch

1897-1916

Une victime de la diplomatie. Ce Genevois devient quartier-maître canonnier sur le Waldeck-Rousseau. Fin 1916, la France et l’Angleterre tentent de convaincre la Grèce de s’engager à leurs côtés. Les Français tentent la manière forte: exiger, le 1er décembre, le désarmement de l’armée grecque. Les troupes de marine françaises débarquent au Pirée. La situation dégénère. On se bat dans les rues et sur le Zappéion. Ces échauffourées entre militaires et civils font au moins 200 morts, dont le Genevois.

Théophile Ingold

1892-1916

Dans une foule de destins tragiques, la famille Ingold est saisissante. Théophile est de Montreux. Typographe, mordu d’aviation, il s’engage dans la Légion puis se retrouve sergent au 1er groupe d’aviation, dans la 23e escadrille. Il se distingue dans ses reconnaissances à longue portée et est cité à plusieurs reprises. En mars 1916, un avion de l’escadrille ne revient pas. Le Montreusien décolle pour accomplir la mission de ses camarades. Il parvient à abattre un avion ennemi. En juillet, il sera mortellement blessé, en vol, par un obus. Il réussira à ramener son appareil avant de mourir, laissant une amie à Paris. Un récit retrouvé par l’historien Bernard Jacquet dit que la mère de Théophile, tenancière du restaurant du port de Clarens, a servi gratuitement à boire le jour où elle apprend le décès de son fils, puis, le soir, ferme son bistrot pour ne jamais revenir. Le Vaudois avait un cousin, autre figure de l’aviation. L’Alsacien Karl Ingold s’est, lui, engagé dans l’armée allemande. Il a survécu à la guerre.

Henri Édouard Adrien Figuière

1878-1918

Ce natif de Veyrier nous rappelle à quel point nos aïeux étaient mobiles. Ce travailleur signe à l’âge de 18 ans à Constantine, en Algérie, pour la 2e compagnie d’ouvriers d’artillerie. Il s’installera ensuite à Verneuil en France en 1900, puis à Paris (Ier arrondissement) en 1902, à Lausanne, à l’avenue Ruchonnet, en 1911, et finalement à Buenos Aires, en Argentine, en 1914. Il mourra de maladie à la fin de la guerre à l’Hôpital Chaptal de Paris.

Édouard Jacob Junod

1875-1915

Ses Mémoires racontent un homme de bonne famille de Plainpalais (GE), féru d’armes, d’équitation, d’escrime, de patriotisme et de batailles. Il passe par un pensionnat de Saint-Gall et fait ses armes en Grèce avant d’obtenir du Conseil fédéral la permission de servir à la Légion: à Tuyên Quang, en Algérie, au Maroc et à Madagascar, avant de livrer son dernier combat en France, à Souain. Un assaut vain et condamné, il le savait. «Il est resté accroché au fils de fer barbelé, et sabre au clair et revolver au poing, en criant: «En avant, mes enfants!» tombe en arrière frappé de plusieurs balles boches», racontera un Glaronais de sa compagnie. Ses dernières lettres, rédigées sous les obus et à la lueur de la bougie, sont révélatrices.

Léon Isidore Bailly

1889-1917

À côté des héros, les crapules et la misère. Entre 1907 et 1911, Nice et Paris, le casier judiciaire du Genevois Léon est farci de condamnations: vagabondage, vol, infraction à la police des chemins de fer… La justice l’envoie aux bataillons d’infanterie d’Afrique. Réformé pour un goitre, il rentre à Genève, rue Guillaume-Tell. Là, il sera condamné pour coups et blessures, puis vols de récoltes à Marseille. Retour aux bataillons. Maroc, Indochine, puis Algérie où il est condamné pour bris d’armes. Une entérite chronique l’emporte, écroué au pénitencier d’Oran.

René Napoléon Mercanton

1889-1916

Ce natif de Montreux est l’un des rares Suisses à avoir péri en mer durant la guerre. Membre de la section bourgeoise de gymnastique de Lausanne, employé de commerce, il s’engage avant-guerre et combat aux Dardanelles comme matelot canonnier. Au retour, son bâtiment, le cuirassé Suffren, est torpillé par un sous-marin allemand et disparaît au large de Lisbonne. Aucun survivant sur les 648 hommes à bord. Son père l’apprend alors qu’il demande une permission pour son fils.


Le Suffren, coulé au large de Lisbonne (Wiki)

Edouard Wirth

1866-1914

Enfant de Brienz, ce Bernois est l’un de ces incroyables vétérans des colonies (décoré au Soudan et au Sénégal) qui tombent en masse lors des premiers combats en Europe. Engagé à 21 ans, il est déjà un vieux capitaine quand, dans la Marne, il trouve une fin qui lui vaut une citation: «Son bataillon étant arrêté sur une crête par un feu d’artillerie lourde extrêmement violent, n’a pas hésité à se porter en avant, entraînant ainsi par son attitude courageuse deux sections de sa compagnie. Est resté sous le feu de mitrailleuse pendant deux heures et demie, et même après que ses hommes eurent épuisé leurs munitions. A été tué.» Il laisse une épouse à Reims. Médaille coloniale et Légion d’honneur.

Gustave Audrain

1891-1918

Gustave, enfant de Sierre expatrié à Paris, avenue Victor-Hugo, se retrouve dans l’artillerie, puis observateur sur ballon captif en 1917. Ces héros méconnus étaient souvent postés près des lignes afin de repérer les tranchées adverses et de guider l’artillerie. Le Valaisan, a passé 100 h de nacelles. Il est attaqué par trois fois par les avions allemands. Il se défend à coups de carabine, et parvient à sauter en parachute de son ballon en feu. Jusqu’en avril 1918, où un de ces barons rouges a raison de lui, à Blérancourdelle. Il y repose encore.

Paul Louis Georges de Bresson

1868-1915

À côté des gens issus du petit peuple, il y a l’élite de l’époque. Le fils de Bresson, né à Berne, avait ses parents à Paris. Son père est vicomte, l’ancien secrétaire de la légation de Napoléon III aux États-Unis. Sa mère est une Hallay-Coëtquen. Lui-même a épousé Anna Bradford Clark Hegeman et vit dans le joli petit château de Carloville, dans l’Eure. Carrière militaire depuis ses 19 ans, il devient capitaine de la place de Paris. La guerre le rattrape en 1914. Il ne pouvait trouver qu’une mort héroïque, lui valant la Légion d’honneur à titre posthume: «Officier d’une bravoure remarquable. Il s’est élancé à la tête de sa cavalerie à l’assaut d’une tranchée ennemie. Est tombé mortellement blessé.» Blessé de plusieurs balles, au cœur, évidemment.

Jean Marie Charles Boisson

1882-1916

Pour savoir ce qui se passe de l’autre côté du no man’s land, ce sinistre espace entre les tranchées, rien ne vaut les avant-postes, d’où il est possible d’entendre discrètement ce que disent les troupes du Kaiser. C’est là qu’officiait parfois ce Zurichois devenu vicaire et prêtre au diocèse de Lyon et donc parfaitement bilingue. Mobilisé comme sergent, l’aumônier servait d’interprète dans les postes d’écoute. Blessé deux fois, il a finalement été abattu par une mitrailleuse, lorsqu’il reconnaissait seul, de nuit, l’emplacement d’une tranchée pour le compte de ses hommes. Décoré de la Croix de guerre. L’un de ses frères est également tombé, en 1915.

Auguste Boehly

1893-1917

Des sportifs ont disparu dans les tranchées. Notamment beaucoup de rugbymen côté anglais. S’y ajoute un Genevois, de parents français, qui était un cycliste amateur. Ce décolleteur a connu ses heures de gloire avant-guerre en devenant champion de Suisse des 100 km amateurs. Appelé en 1914 et obéissant à ses obligations, il tombe en juillet 1917. Sergent plusieurs fois remarqué, il avait été décoré pour avoir continué à porter sa section de mitrailleurs en avant, malgré ses blessures.

Marcel Jacques Camuzat

1884-1915

Si l’essentiel des hommes viennent des petites professions commerciales ou surtout agricoles et manuelles, ce Genevois commençait, lui, une brillante carrière d’architecte en France. Lauréat de l’École des beaux-arts, fils d’un architecte, il avait dessiné un projet de théâtre en plein air en 1907, ainsi que les plans du nouveau lycée de Nevers où il avait mené de brillantes études et décroché un bac classique en 1901. La mort du sous-lieutenant au Bois Brûlé, dans la Meuse, aura raison de son projet. Le 7 mars 1915, il commande sa compagnie lors d’un coup de main qu’il dirige, dit sa citation à l’ordre de l’armée, avec calme et sang-froid.




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