Erwan Le Bec


Pas de vaste et souvent sinistre «nécropole nationale» comme Verdun ou Notre-Dame-de-Lorette. Encore moins de petites stèles devenues banales le long des routes et des anciens champs de bataille. En fait, chez nous, rien ou presque. En Suisse, le souvenir monumental des horreurs de la Grande Guerre passe par de discrets et austères monuments aux morts, érigés dans les années 20 à 30 par les Communes pour porter les noms des quelques mobilisés victimes en quasi-totalité d’accidents ou de maladie durant le conflit. Souvent placés dans un coin, ils revivent le temps du 1er Août, et c’est tout.

La Der des Ders a toutefois laissé quelques autres souvenirs dans la neutre Helvétie. Deux sont dans le canton de Vaud. Le premier est à Lausanne. «Pouvez pas le louper, explique, penché sur un bosquet, le jardinier du cimetière du Bois-de-Vaux. Première à gauche, puis l’allée centrale. Au point d’eau, à gauche.» Et là, au milieu du ballet discret des veuves du dimanche, se dégage l’obélisque du souvenir français. Classique. Victorieux. Pur style des années 20. De discrètes couronnes. Du patriotisme exacerbé en somme. Refait à neuf récemment, il comporte les noms des volontaires suisses de 1914 ainsi que ceux des Français de Lausanne mobilisés, et non revenus du front. Des noms d’ici. Ducrot, de Montreux, tombé à Perthes-lès-Hurlus comme beaucoup d’autres. Allaz, de Goumoens-la-Ville, volontaire à Marseille mort de ses blessures à l’hôpital de Chambéry. L’ensemble est encadré de thuyas, et s’attend à recevoir le grand raout de la visite du 11 novembre prochain. En réalité, c’est un caveau.

Ce monument est inauguré en grande pompe en novembre 1925 par les autorités et la colonie d’expatriés dans le climat de francophilie d’après-guerre. L’œuvre est de Charles Schulé, un Genevois installé en France et engagé auprès de la Croix-Rouge durant le conflit, et d’Albert Doll, tous deux réalisateurs de la gare de Mulhouse. Mais sous la stèle, reposent en fait près de 80 corps. Ce sont ceux des internés de 14-18, les prisonniers français et belges envoyés en convalescence en Suisse par l’Allemagne, et dont plusieurs ont finalement succombé. Ils rejoignent les restes des Bourbaki de 1871, d’abord inhumés à la Pontaise, puis à Montoie dans une tombe collective avant d’être exhumés en 1927. Aucune fleur, aucun regard des rares passants. La pierre comme la mémoire semblent ici s’effacer dans le décor.

Ce coin de champs devenu Angleterre

Changement d’ambiance à Vevey: ce sont des Anglais qui reposent au milieu d’un joli rectangle de buis taillés au cordeau. Les stèles blanches sont parsemées de roses, au milieu d’une pelouse incroyablement trop verte et fournie après des mois de sécheresse. Pas de doute. C’est un coin de champ étranger, comme se plaisent à dire les jardiniers de Sa Majesté, qui est pour toujours anglais. «On reçoit des instructions précises de l’organisme du Commonwealth en charge des cimetières (ndlr: le Commonwealth War Graves Commission): la bordure est taillée à 45 cm d’un côté et 15 de l’autre trois fois par an, les stèles traitées par un produit biologique qui enlève les lichens. C’est très anglais», sourit Éric Maillefer, responsable du cimetière Saint-Martin. «Le travail n’est pas énorme mais on ne doit rien louper. Il y a deux inspections et deux cérémonies par année. C’est très spécial. On sent une fierté d’être Anglais et beaucoup d’émotion. On en a aussi en lavant les stèles. C’est difficile de pas avoir un pincement au cœur quand on lit les âges.»

Une mise en scène du souvenir implacable, qui semble prévue pour servir de décor aux cornemuses. Le coin est fréquenté. Des chats, quelques oiseaux qui se reposent sur la grande croix centrale. «C’est ravissant, bien entretenu», sourient deux passantes. Les bavardes et touchantes épitaphes du Commonwealth laissent en effet deviner le parcours de vingt victimes de la Grande Guerre, tous internés entre Constance et Leysin, et souvent jeunes engagés à l’exception d’un brigadier général de 60 ans. Parmi eux, quelques gurkhas, canadiens et néo-zélandais. Une majorité de fantassins faits prisonniers dans les Flandres. Une exception toutefois. James Turner, soutier de Sydney. Son cargo, le «SS Matunga», faisait route vers la Nouvelle-Guinée, avec des tonnes de charbon et des bouteilles de liqueur pour les copains, quand il a été intercepté par l’allemand «SMS Wolf», un bâtiment civil armé. Le piège. Prisonniers, l’équipage est débarqué en actuelle Papouasie puis transféré dieu sait comment en Allemagne. L’Australien tombe malade dans les camps. Il est transféré fin 1918 à Interlaken, où il décède de malaria et de la grippe.