Héritage

La guerre se gagne aussi en cuisine

1915, une cuisine à proximité du front. Les soldats accordent une importance primordiale à la popote. Un vrai facteur de lien social et surtout de moral. (photo AFP)

1915, une cuisine à proximité du front. Les soldats accordent une importance primordiale à la popote. Un vrai facteur de lien social et surtout de moral. (photo AFP)

Un texte de David Moginier

La Grande Guerre a permis aux états-majors de se rendre compte que les batailles se gagnaient d’abord en cuisine. Des soldats bien nourris se battaient mieux et avec un meilleur moral. Pourtant, au début du conflit, le sujet est ignoré. On sert, des deux côtés du front, du pain (700 g quotidiens chez les Français), blanc les bons jours mais souvent gris ou noir, ou des rutabagas. Dans les tranchées, la subsistance est de la responsabilité du capitaine qui fait les commandes et d’un soldat qui tient la cantine, rarement un professionnel. «Les militaires employés aux cuisines doivent mettre toute leur bonne volonté et leur savoir-faire à s’acquitter convenablement de leurs fonctions», recommande le sous-secrétaire d’État à la guerre, Henri Chéron.

Cuisine de combat

Dès 1915, l’état-major doit prendre des dispositions face à une guerre qui se prolonge et mettre en place un vrai approvisionnement. Ce qui n’est pas forcément facile à l’heure où tout le pays souffre de voir ses hommes paysans ou ouvriers mobilisés. Si les soldats se plaignent du manque de légumes sur ce front long de 700 km – eux qui sont habitués à un régime quasi végétarien –, on les habitue à manger de la viande, entre 300 et 500 grammes par jour.

On amène au début les troupeaux directement sur place, où les bêtes sont tuées puis découpées à l’arrière. Un régiment de ravitaillement en viande (le 7e escadron du train) est même créé. Sur ses camions, un jeune dessinateur y croque une vache hilare, qui inspirera Léon Bel pour créer en 1921 son fromage La vache qui rit.

Mais les moyens frigorifiques ne sont pas encore arrivés dans l’armée, particulièrement côté français, qui ne les aime pas. À la viande fraîche, on préfère souvent celle en conserve, le fameux «singe». La Grande Guerre a ainsi été un moteur formidable au développement de la mise en boîte. Les entreprises spécialisées, Lefèvre-Utile (connue aujourd’hui comme LU), Cassegrain ou Saupiquet, créent des lignes de production où travaillent les femmes restées à l’arrière. Le «Livre de cuisine militaire» propose des recettes moyennement attrayantes comme ce «hachis de bœuf en conserve», qui mélange le singe à des oignons, du saindoux et des tomates pour un ragoût calorique.

Manger pour oublier

Tout passe dans ces boîtes de fer-blanc, la viande, le poisson, les légumes ou même le «pain de guerre», des biscuits secs. Ce qui est censé être la ration de réserve des poilus devient souvent l’ordinaire. Pour ces soldats qui passent trente-six ou quarante-huit heures sous les bombardements en première ligne, le retour à l’arrière s’accompagne de vrais repas qui deviennent les moments où on oublie le danger et où le pinard coule à flots. C’est bon pour le moral.
Le cuistot, catalogué comme «embusqué» au début, devient un héros. Des chefs deviennent célèbres, comme Jules Maincave, connu pour son «bifteck d’attaque», un ragoût qu’il parfume d’herbes cueillies dans les bois, ou Prosper Montagné, qui développe les cuisines centrales des armées avant de fonder le «Larousse gastronomique» entre-deux-guerres.

Comme le dit le chercheur Silvano Serventi, «à partir de 1917, tout le monde sait que le vainqueur sera celui qui aura un mois de réserves de plus que l’autre. Les Français sont conscients de cet avantage et il n’est pas question de l’abandonner.»

Pour plus de détails: «La cuisine des tranchées», Silvano Serventi, Éd. Sud Ouest «Les industries alimentaires durant la guerre 1914-1918 en France», Marie Llosa

Y'a bon Banania

C’est un beau représentant de la France coloniale que crée, en 1914, Pierre-François Lardet. Avec un ami pharmacien, il en élabore une recette inspirée du Nicaragua, fabriquée en France, qu’il nomme Banania. Dès le départ, il vante les propriétés «surnutritives» de son produit, héritier des boissons reconstituantes qui font fureur en France depuis un demi-siècle, le racahout des Arabes ou le Banacacao par exemple. Banania opte pour l’image du tirailleur sénégalais dès 1915 avant de lui adjoindre l’expression «Y’a bon» en 1917. Elle ne le quittera plus. Selon son créateur, Banania serait «pour nos soldats la nourriture abondante qui se conserve sous le moindre volume possible». Il en fait même parvenir 14 wagons aux poilus pour leur «redonner courage».

Passez le pinard et les munitions

Dès l'hiver 1914, la ration de vin prend de l'importance pour les combattants. A l'avant comme à l'arrière, le pinard devient un icône et un symbole national. (Photo AFP)

Dès l'hiver 1914, la ration de vin prend de l'importance pour les combattants. A l'avant comme à l'arrière, le pinard devient un icône et un symbole national. (Photo AFP)

Le pinard pour faire tenir les soldats

Au début de la guerre, le soldat français reçoit un quart de vin par jour (2,5 dl), mais d’un vin qui ne ressemble pas forcément à celui qu’on connaît aujourd’hui. C’est une nouveauté puisque ce n’était pas dans les habitudes de l’armée française. Le pinard (dont le nom serait tiré du cépage pinot noir) est souvent issu de vignes en surproduction, parfois coupé d’eau, et titre 8 ou 9 ° Œchslé.

Pour l’ouvrier ou le paysan, pour le troufion du Nord ou de Bretagne, ce n’est pourtant pas une boisson habituelle, eux qui buvaient de la bière, du cidre ou des alcools industriels.

Du côté de l’état-major, on se préoccupe du moral des troupes, engluées sur ce front très long. Or «le marché vinicole était saturé en 1914», explique Christophe Lucand, chercheur à l’Université de Bourgogne. Après les attaques du phylloxéra, les vignobles du Sud mais aussi ceux d’Algérie ont été plantés avec des cépages à haut rendement qui ont inondé le marché. Les vignerons du Midi ont ainsi offert 200 000 hectolitres aux armées. Une logistique importante est mise en place, avec des wagons-citernes et des cargos pinardiers qui alimentent des magasins à proximité des combats, où le remontant est livré ensuite par camions.

Très vite, le pinard devient le meilleur ami du troufion. «Le pinard, c’est de la vinasse. Ça réchauffe là oùsque ça passe», chante le comique Bach. Surtout, il devient la boisson française naturelle en opposition aux boissons industrielles des Boches. On en augmente les rations, qui culmineront à 7,5 dl quotidiens en 1918.

Après la guerre, le vin est devenu boisson nationale et le Français redevenu civil en consomme 140 litres par année.

D.MOG.

Pour plus de détails: «Le pinard des Poilus», Christophe Lucand, Éd. Universitaires de Dijon.

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