Erwan Le Bec

Historien franco-suisse, spécialisé dans les relations entre les deux États, Alain-Jacques Tornare a travaillé à plusieurs reprises sur ces Suisses de 1914. Il critique l’absence de cette page dans les manuels d’histoire scolaires. C’est dans la même logique, selon lui, que la Confédération a manqué l’occasion de commémorer la Première Guerre mondiale.

Il y a un siècle, le légionnaire Buvelot, de Nyon, est considéré comme un héros tombé au champ d’honneur. Aujourd’hui personne ne s’en souvient. Pourquoi?

Il y en a eu plusieurs, des Buvelot. Mais il y a aussi eu ceux qui sont rentrés dans un sale état. Dans l’après-guerre, tout le monde a été choqué par ces gueules cassées qui devenaient en France gardiens de jardin. On les voyait partout. On vendait des vases faits de douilles d’obus. La Suisse était encore un pays pauvre au début du siècle, elle a failli étouffer du manque de ravitaillement durant la guerre. De ce point de vue là, on a autant souffert que les autres. Alors tout ce qui touche à la Première Guerre mondiale a été refoulé. Dans les années 60, c’était devenu ringard ces images de tranchées en noir et blanc. Tandis qu’on était fasciné pour la Deuxième Guerre. Là, il y avait des images en couleur. Les fascistes et les Américains savaient filmer.

Dans le même temps, les milieux militaristes romands font l’apologie de ceux qui sont partis en 14…

Exactement! Et ces gens avancent le chiffre faramineux de 8000 volontaires Suisses (ndlr: contre 6000 engagés selon une récente étude).

Quand les a-t-on oubliés?

Durant la Deuxième Guerre, les archives françaises sont tombées en mains allemandes et russes. Avec les dossiers de nos compromissions avec la France. On paraissait peu crédibles. La Suisse a toujours tendance à occulter ce qui ne l’arrange pas et à exagérer ce qui l’arrange dans son histoire. On a préféré mettre de côté ces entorses à la neutralité.

N’est-ce pas aussi lié au visage même de ces volontaires?

C’est vrai que certains, y compris des personnalités, sont partis à la Légion parce qu’ils avaient des choses à se reprocher, notamment des casiers pour homosexualité ou autre. Mais ce n’est pas seulement le héros qui part combattre. C’est aussi et encore le deuxième enfant d’une famille nombreuse qui rêve aux destins des Suisses d’autrefois devenus gardes à Versailles et part tenter sa chance. Il faut dire qu’il y a une longue tradition d’engagement à l’étranger, un flux migratoire militaire de tout temps. Un Suisse, Jean-Victor de Constant-Rebecque, a été l’un des héros de Waterloo. Un autre, Stoffel, a été le premier colonel de la Légion étrangère. Les volontaires suisses de 1914-1918 s’inscrivent dans cette continuité. La Légion est d’ailleurs quelque chose qui a été spécifiquement conçu pour récupérer les combattants suisses de la Restauration. Nous les Suisses en avons toujours constitué le fonds de commerce.

Quel est le profil de ces engagés suisses?

Il y a les Suisses qui partent à la Légion, mais également les binationaux qui, parfois, sont d’anciens protestants, exilés en Suisse depuis longtemps. Surtout, on néglige les Suisses de France, toute une population fortement intégrée qui a gardé ses papiers suisses. Ce sont des Breguet, les horlogers, par exemple. Au total, une population importante. Globalement, il y a deux attitudes. Certains renient soudainement leur nationalité française parce qu’ils se rendent très bien compte de ce qui se passe. D’autres gardent leurs papiers français et partent au front. Il y a aussi des Français qui s’engagent sous identité suisse… En somme, beaucoup échappent à notre comptabilité. On peine de la même manière à cerner les engagements en Allemagne, mais il y en a eu.

Accepter de partir au front, comment l’expliquer aujourd’hui?

On oublie que toute l’émigration française arrivée chez nous à la fin du XIXe siècle a grandi dans une idée de revanche à la défaite de 1871. Il fallait reprendre cette fameuse ligne bleue des Vosges.

Les historiens français ont tout de même tendance à remettre cette lecture en question. Et chez nous?

En Suisse, l’épisode des Bourbaki a été un vrai traumatisme. On s’est rendu compte que la France des droits humains n’était plus la puissance dominante. Certains ont voulu contrebalancer ça. Ensuite, il y a eu ce qu’a vécu la Belgique en été 1914: un pays neutre envahi, au début d’une guerre d’une violence inouïe. Cela a marqué. On s’est rendu compte que ça pouvait également nous arriver ici. Cela est à l’origine d’un fort clivage: la Suisse allemande se tourne vers l’Autriche-Hongrie et la Suisse romande vers la France. La suisse francophone est en contact permanent avec sa voisine: les communautés religieuses sont d’origine française, il y a des annonces chaque semaine dans les journaux pour des emplois en France…

La presse a-t-elle joué un rôle?

Les journaux donnaient un écho largement édulcoré des batailles et ne cachaient rien de leurs opinions. On laissait une large place, par exemple, à un conférencier français venu parler de Verdun. C’était tout sauf neutre. Durant la Deuxième Guerre mondiale, la presse sera bien plus jugulée.

Et la Suisse officielle? À l’époque, l’État ne fait rien pour endiguer les départs de volontaires.

Non. Quelque part ça arrangeait de laisser partir des têtes brûlées, dont certains allaient devenir des héros. Dans un camp ou dans l’autre. La Constitution de 1848 n’entraîne pas l’interdiction de s’engager. Il y a, d’ailleurs, toujours existé une position assez ambivalente vis-à-vis de ceux qui revenaient de la Légion. Jusqu’à peu, c’était le choix entre la prison et les grenadiers de montagne. C’est seulement après la Première Guerre que l’engagement volontaire a été visé. Ce qui a d’ailleurs failli poser des problèmes à la Garde pontificale.

Comment passe-t-on d’un pays conciliant en 1918 à celui qui ne veut plus en parler en 2018?

La Suisse a un problème avec son histoire. La période 14-18 plaît peu parce qu’elle met en évidence la dépendance géopolitique que l’on a vis-à-vis de nos voisins. Le phénomène des volontaires reste officiellement celui d’engagements individuels. Les engagés n’ont eu aucune reconnaissance sociale. Rien qui puisse justifier d’entretenir une mémoire. Aucun monument aux morts pour eux, même s’il y a eu des victimes dans chaque village ou presque.

Parce que ça ne colle pas avec une certaine image de la Suisse?

Ça ne colle pas avec celle d’un pays qui joue les médiateurs, qui garde sa frontière et qui tient un rôle humanitaire. Ce rôle a été conséquent, c’est indéniable. Et c’est plus facile à gérer que le départ progressif de volontaires pour l’étranger.

La question n’est-elle pas aussi celle de notre rapport à la France?

Disons que ça a toujours été «je t’aime, moi non plus». À cette époque, c’étaient nous les émigrants. Et, pour nous, la France n’avait pas encore l’image actuelle d’un pays en perte de vitesse, d’une population toujours en grève. À l’époque, la France était une puissance coloniale, la patrie des droits de l’homme face à un agresseur clairement identifié. Elle nous fascinait. C’était valorisant de partir à son secours.

Les historiens suisses tentent-ils de combler les lacunes?

Ils ont organisé récemment tout un colloque, mais sans soutien politique. Nous avons eu l’opportunité de travailler sur ces thèmes parce que les archives s’ouvraient. Il n’y a pas eu de projet de recherche d’ampleur nationale. En fait il n’y a surtout pas la volonté de montrer que les Suisses ont été partie prenante des grands événements du siècle dernier, comme 14-18. Ce n’est pas en phase avec le ton isolationniste actuel. On fera quoi pour le centenaire de 1945?

Mais bon. Qu’est-ce qu’on y gagne?

On doit s’y intéresser et participer à ce genre de commémoration. Rester en marge, c’est se tirer une balle dans le pied. La Suisse a été créée parce que c’était dans l’intérêt de l’Europe, ce n’est peut-être plus le cas aujourd’hui. On doit commémorer aussi pour nos écoliers, à qui on apprend encore l’histoire d’une Suisse neutre et humaniste.

Et pour «ceux de 14»?

Réhabiliter ces volontaires va être un long processus. Comme réhabiliter ceux qui sont partis se battre en Espagne par exemple. Ils ont été punis, occultés. Jusqu’à ce qu’on accepte de montrer qu’il y a eu chez nous des idéalistes qui se sont impliqués dans notre siècle et qui n’ont pas hésité à faire le sacrifice de leur vie. Les réhabiliter serait accepter de dire que, par leur biais, notre pays a participé d’une certaine manière à la Première Guerre mondiale, que la Suisse n’est pas restée une île.