Pourquoi sauver les vipères?

Une centaine d’aspics venimeux ont été relâchés sur les hauts de Lutry.

Texte, vidéo: Pascal Wassmer

Texte, vidéo: Pascal Wassmer

En ce début d’après-midi de septembre, deux hommes se baladent le long des voies de chemin de fer sur les hauts de Lutry. Équipés d’un casque et d’un gilet orange, ils transportent de grosses caisses en plastique contenant au total une centaine de vipères aspics. Tranquillement, les biologistes déposent délicatement les serpents dans les hautes herbes. Une grosse femelle de 60 cm file sous un arbuste. Un amas de vipéreaux se dilue dans les ronces. Pourquoi lâcher dans la nature le seul serpent venimeux de plaine en Suisse?

Ces herpétologues travaillent pour Hintermann & Weber. Ce bureau d’études et de conseil en environnement s’est spécialisé de la protection des vipères lors des grands chantiers, notamment sur l’A9 entre Villeneuve et Vevey ou sur la ligne CFF Lausanne-Puidoux. Car la loi fédérale sur la protection de la nature et du paysage protège les vipères aspics et leur habitat. Elles sont donc prélevées sur le site, conservées au chaud pendant la durée des travaux, puis relâchées au même endroit, bébés compris. Pour les voisins, pas questions de les tuer. L’amende prévue dans la loi peut atteindre les 20 000 francs.

Car la vipère aspic est sur la liste rouge des espèces menacées en Suisse. Le reptile est en voie d’extinction sur le Plateau. «L’habitat en plaine a été fortement détruit. L’agriculture intensive ne laisse pas beaucoup de place aux reptiles.» Sylvain Dubey, correspondant vaudois du Centre de coordination pour les amphibiens et les reptiles de Suisse (KARCH), suit attentivement l’évolution de la population d’aspic. Selon lui, il resterait un millier d’individus dans le canton de Vaud, essentiellement dans le Lavaux.


Mais quel est leur rôle dans l’écosystème? «Les vipères sont souvent considérées comme des dératiseurs, explique Johan Schürch, herpétologue chez Hintermann & Weber. Elles mangent les nuisibles, comme les campagnols ou les mulots. Les aspics participent à l’équilibre de l’écosystème, comme d’autres animaux qui ont une meilleure réputation.»

Pourtant, la préservation de l’espèce est particulièrement difficile. Comme tous les serpents, la vipère doit lutter contre sa mauvaise réputation. Animal du péché. Venimeux. Fourbe. Rare sont ceux qui aiment tomber nez à nez avec une vipère. Même de solides gaillards poussent des cris quand ils se trouvent face à un serpent au détour d’un cèpe de vigne.

C’est le cas de Jean-Daniel Berthet, chef vigneron au Clos du Boux à Epesses. Cet été, il s’est fait mordre au mollet alors qu’il passait sa débroussailleuse dans les vignes. La vipère se réchauffait à l’affût sur un pied de vigne. «Sur le moment, j’ai ressenti comme une piqûre d’abeille. Mais c’est quatre jours après que j’ai eu des troubles de la vision et l’estomac dérangé. J’ai rien contre ces bêtes, je les tue pas, mais je pense que la population actuelle est suffisante. Il n’en faut pas plus».


Discrète, la vipère attaque rarement mais sait se défendre. Elle mise sur son camouflage et reste parfaitement immobile. Si vous vous approchez trop près, elle aura tendance à souffler. C’est à ce moment qu’il faut s’assurer qu’il y a bien une trentaine de centimètres entre vous et la bête. Car la morsure part vite. A titre d’exemple, sa congénère, la vipère du Gabon, frappe sa victime à 160 km/h.

Vous trouverez les aspics dans les endroits où personne n’ose mettre les pieds. Elle aime la végétation dense, les bosquets et les ronces. Pas forcément les pierriers.
On ne connaît pas vraiment le nombre de personne mordues par une vipère chaque année en Suisse. Contrairement aux morsures de chien, il n’y a pas de déclaration obligatoire pour les serpents. Autre problème, les blessés arrivent souvent sans savoir quel serpent les a mordus. Depuis 2008, une dizaine de patients ont été admis aux urgences du CHUV pour une morsure de vipère. Et entre 2014 et 2017, 5 personnes ont reçu un antidote.

Quels sont les risques en cas de morsure? Le dernier cas mortel remonte à 1961. Depuis, aucune trace d’un décès dû à une morsure en Suisse. Le premier réflexe reste de consulter rapidement un médecin. Vous pourrez avoir des malaises avec vomissements, diarrhées et développer un œdème. S’il se propage, on vous injectera à l’hôpital un anti-venin.

La cohabitation entre les vipères et les hommes reste donc délicate. Entre peur et fascination. En 1908, dans le courrier de Vevey, Jean Frollo écrivait déjà «On fera péniblement admettre à ses détracteurs que la vipère leur rend plus de services qu’elle ne leur cause d’ennui (…) Cet essai de réhabilitation me paraît donc condamné à un échec certain.».

© Tamedia