Yvan Bourgnon met le cap sur le continent de plastique

Avec son ambitieux projet The SeaCleaners, le Suisse joue le rôle de figure de proue et croit dur comme fer que son quadrimaran mangeur de déchets se construira dans deux ans

Avec sa barbe et ses cheveux blancs, enfoncé dans un fauteuil d’un restaurant bondé à Lausanne, on dirait le Père Noël au chômage. Et pourtant, l’air de rien, qu’est-ce qu’il bosse, Yvan Bourgnon! «J’ai beau être marin, j’aime aussi la terre ferme. Parler de mes projets me passionne. Bon, il m’arrive d’avoir un coup de barre quand on me fait enchaîner quinze interviews…» Serviable, il pose le téléphone en équilibre sur un pli de son épais pull pour que ses propos soient parfaitement enregistrés. Et, malgré la température plutôt élevée, il commande… un chocolat chaud à l’heure de l’apéro, faisant taire tous les clichés qui collent au ciré des aventuriers des mers.

Yvan Bourgnon, il n’y a donc qu’en mer que vous êtes un solitaire?

Exactement! Et encore pas toujours. À terre, c’est sûr que je ne suis pas un solitaire. En mer, à un moment donné, dans mon tour du monde, j’ai vraiment adoré être seul. Il y a une telle marche à franchir quand tu décides d’y aller à deux, c’est comme si tu changeais de sport. Techniquement et sportivement, ça simplifie énormément les choses, mais humainement ça complique tout! J’adore devoir tout gérer seul et constamment régler mon curseur personnel: il faut savoir te mettre dans le rouge, mais pas trop. C’est un exercice de style permanent entre foncer et calculer, entre dormir et barrer le bateau. Je viens du monde de la compétition. Je n’en suis pas lassé, mais niveau dépassement personnel ça n’a rien à voir avec les défis et l’exploration. Tu te transformes en pilote, en ingénieur, en météorologue. L’aspect intellectuel prend trop de place. Moi j’ai besoin des deux: gamberger et repousser mes limites.

Vous retrousser les manches et compter sur vous-même, quoi…

J’ai un papa très manuel et en plus autodidacte. Notre éducation a eu énormément d’influence sur qui nous sommes. À 14 ans, mon frère et moi savions tout faire. On aurait pu construire un bateau, une maison… Aujourd’hui, les gosses maîtrisent les ordinateurs par cœur mais ils ont deux mains gauches! L’aseptisation de l’éducation, c’est terrible. L’autre jour, un bénévole de The SeaCleaners (Ndlr: l’association qu’il a créée et qui a pour but de récolter des plastiques en mer) était censé conduire en camion tout le matériel de présentation du projet d’un salon nautique à l’autre. On fonctionne avec un budget très réduit et on lui demande de passer par des routes sans péages. Le gamin a 24 ans, du temps à gogo et il n’ose pas prendre une route nationale. Il m’a envoyé paître, comme si j’étais limite un assassin qui lui faisait risquer sa vie. Bravo la mentalité!

Pas facile quand on sait que c’est aussi votre volonté de transmission qui vous a poussé à fonder The SeaCleaners.

C’est vrai. J’ai eu la chance en vingt-cinq ans de faire tout ce dont je rêvais, de ne pas avoir de frustrations, d’accomplir plein de choses au point de n’avoir aucun regret, même si je n’ai de loin pas gagné toutes les courses auxquelles j’ai participé. Après la phase épanouissement, je suis entré dans la phase transmission. Ce projet (Ndlr: en très résumé, construire le «Manta», un quadrimaran unique qui permet de ramasser, mais aussi de transformer les plastiques en mer) me plaît, parce que j’adore naviguer, j’adore mettre au point des bateaux, j’adore les défis hors du commun et j’adore mettre les mains dans le cambouis.

Vous devez vous faire violence pour déléguer?

Ça va mieux. Mais je le reconnais, il y a quelques années encore j’étais un très mauvais manager. J’ai énormément de mal avec l’inefficacité. Une fois, j’ai surveillé un de mes employés toute la journée et, le lendemain, j’ai fait tout ce qu’il avait fait en deux heures. Il ne faut surtout pas faire ça. J’étais grave! Aujourd’hui, je fonctionne autrement. The SeaCleaners a un directeur général. Je ne gère pas le management au quotidien.

Mais vous gardez un œil sur tout?

Évidemment! Je suis une bête de travail, je n’ai pas besoin de beaucoup dormir. Pour te donner une idée, je traite 250 mails par jour et je le fais entre minuit et 4 heures du matin. La journée, à chaque fois que je me déplace, je fais du bureau. Le téléphone en voiture, l’ordinateur dans le TGV. Je suis une machine. J’ai quatre coques chargeuses pour téléphone portable! Je délègue aussi parce que je fatigue mes équipes.

La mer vous a beaucoup donné, aujourd’hui vous voulez lui rendre?

Elle m’a beaucoup donné, mais je l’ai aussi vachement subie! J’ai été un des skippers qui a le plus abandonné à cause des collisions. Ça finit par énerver aussi. Usain Bolt, on lui mettrait un bâton devant les jambes à la finale du 100 m des Jeux olympiques, il dirait: «On refait la course!» Nous, c’est fini, terminé, au revoir. Bon, j’ai donc vu l’augmentation des déchets de très, très près lors de mon tour du monde en cata, où j’étais presque au niveau de l’eau. C’est écœurant. Moi je suis un mec qui est en admiration de la nature tous les jours dès que le soleil se lève…

Entre votre décision de faire quelque chose et la concrétisation, le chemin est long, non?

Oui, mais il faut faire les choses bien. Choqué en mer, j’ai d’abord voulu investiguer sur le terrain avant de me lancer. Quand j’ai vu qu’il n’y avait aucun bateau pour ramasser les déchets, j’ai lancé une préétude de fai­sabilité, puis un crowdfunding et enfin une année et demie d’étude de faisabilité complète. On sait désormais qu’on peut ramasser des déchets avec des tapis roulants, les compacter et faire fonctionner le bateau en énergie propre (Ndlr: par pyrolyse, on peut transformer 50% du plastique collecté en gasoil). Reste à financer la construction du «Manta». Et là, je n’ai même pas commencé à démarcher qui que ce soit que 25% du budget de 30 millions sont venus à nous naturellement. Et ça, c’est la plus belle preuve qu’on croit en nous.

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