«Les balles sifflent autour de nous...»

Ces anonymes et auteurs d'ici qui ont raconté leur guerre

Library of Congress

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Valdo Barbey, artiste peintre d’Yverdon, décembre 1914.

«Nous poussant mutuellement, nous cramponnant à des cadavres tombés sur les parapets nous sommes sortis du boyau et avons commencé l’ascension périlleuse et lente de la crête. (…) Je saisis mon fusil recouvert de boue, j’y fixe la baïonnette quand subitement, il me semble qu’on m’assène un coup terrible sur le crâne… Je comprends que je suis touché, quand une atroce douleur l’épaule droite me fait perdre peu à peu connaissance. Je me laisse glisser dans la boue. Je me dis que je vais mourir. (…) Puis plus rien. Deux jours après, complètement aveugle, je reprenais mes sens, étendu sur un lit d’ambulance. (…) L’un des majors n’était pas un inconnu pour moi; surpris et touché de mon état il put me faire évacuer par le train de blessés qui partait ce soir-là pour Paris. Oh ce voyage! Quelles douleurs à chaque tour de roue! (…) Le troisième jour au matin, le train s’arrête à Aubervilliers. Je distingue à peine un visage de femme encadré de cheveux blancs. Elle me donne du champagne et dit à d’autres étendus comme moi sur ces civières: «Courage enfants! C’est pour Dieu! C’est pour la France!»

Frédéric Louis Sauser, alias Blaise Cendrars, dans La Main Coupée

Uri. Un Suisse Allemand, originaire du Canton de Schwytz ou d’Unterwalden, arrivé en renfort à Tilloloy, un mauvais coucheur, un sale type. Il était petit, trapu, fort comme un Turc, paresseux, sournois, menteur et voulait faire fortune. À Tilloloy, il fouillait les trous d’obus et les fourrés pour récupérer les fusées en aluminium et les douilles de cuivre dont il remplissait des sacs qu’il charriait vers l’arrière et qu’il parvenait à expédier je ne sais par quelles voies mystérieuses à des comparses à Paris et, en Champagne, il détroussait les morts. Je le croyais mort et enterré depuis longtemps, tué en Champagne comme tant d’autres zigues et de pauvres copains, quand ce louche individu me tomba dessus, rue Pierre-Charron, jaillissant d’un bar.

C’était un drôle de régiment que le «3e Déménageur». (…) Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’y connaissais personne; je savais que le peintre Kissling, par exemple, était au 2e Bataillon, et je me souviens l’avoir rencontré une fois, une nuit de relève au bois de la Vache; une mauvaise fréquentation du Boul’Miche, un nommé Davidoff, un voleur, un pilier du bar des Faux-Monnayeurs de la rue Cujas, un fameux tricheur aux cartes, en était puisque je l’avais également rencontré, une nuit, au Trou des Cuisines, et qu’il m’avait confié qu’il s’apprêtait à déserter, à rentrer à Paname car il n’arrivait pas à s’habituer à la vie du front; je me souviens également d’avoir aperçu, une autre fois, buvant le jus devant le foyer de la roulante, la puissante silhouette du sergent Bringolf, cet aventurier schaffhousois, attaché militaire suisse à Berlin, escroc international au mariage, vagabond, contumace, bagnard en Amérique du Sud (…). Cet ex-habitué des palaces et des wagons-lits, finit ses jours dans l’hospice des vieillards de St Gall, Suisse.

Un légionnaire suisse dans "Le 1er Mystérieux" en mai 1915 au Ouvrages blancs.

C’est par nappes maintenant que les balles passent au-dessus du parapet et nos tranchées de fortune; elles viennent de Neuville surtout, de Neuville dont on a dit qu’il était alors «un vrai paquet de mitrailleuses et de lance-bombes». Les Allemands ont des mitrailleuses en actions à la lisière du village, sur le toit des maisons, jusque dans le clocher. Parfois un homme pousse un cri, et la main qui maniait la pelle retombe. Les balles traversent sans peine le talus de terre encore mince et, derrière les sacs, trouent les corps. Thierrin, mon «pays», mon frère Thierrin, qui à côté de moi s’escrimait avec sa pioche, me montre tout d’un coup un visage ensanglanté.
- Ohé! sergent Dorange, ça c… à la Bastille!
C’est ce brave Leninivin, un Breton qui a fait campagne sous tous les cieux, qui interpellent en ces termes notre chef de demi-section; et un large rire épanouit sa figure de joyeux ivrogne - rire que vient éteindre une balle qui le jette face contre terre.

Ce champ de bataille, la nuit! J’entendrai toujours la plainte qui s’en élevait, et qui semblait exhalée par la terre même. Des blessés près de qui nous passions nous suppliaient de leur donner à boire et de les emporter loin de là. Les brancardiers étaient en nombre beaucoup trop faible; pour transporter aux postes de secours tous les blessés dont la plaine était parsemée, le renfort d’un bataillon de territoriaux n’eût pas été superflu.
Je revois l’un de ces malheureux, couché au pied d’un arbre: j’approchais un bidon de ses lèvres lorsque mon compagnon remarqua que, de ses deux mains crispées, il tenait son ventre.
- Où as-tu été blessé?
- Au ventre.
Une seule gorgée d’eau pouvait lui être fatale. Je retirai vivement mon bidon et nous nous éloignâmes à grandes enjambées pour entendre moins longtemps ses prières, alternant avec des malédictions.

Section photographique de l'armée

Section photographique de l'armée

Un légionnaire jurassien, témoignant dans la Feuille d'Avis de Lausanne, novembre 1915.

«Notre situation devenait de plus en plus dangereuse. A 100 ou 150 mètres derrière nous étaient groupées plusieurs batteries d'artillerie française. L'ennemi cherchait ces pièces, et comme nous étions dans la ligue de tir, tous les obus trop courts éclataient dans notre petit secteur. Pendant toute la journée, nous attendîmes cachés derrière nos modestes parapets et dans une immobilité presque complète, l'obus fatal qui devait nous écrabouiller. Le lendemain, vers 8 ou 9 heures, on nous donna l'ordre d'évacuer cette position. Nous le fîmes sans regrets et au plus vite, car les gros obus pleuvaient. Il fallait exécuter dés couchers par terre à chaque instant. De plus, très affaibli par les intempéries et le manque de nourriture chaude depuis plus de 48 heures, je trébuchais au moindre obstacle. Je me relevais et la course continuait.

Nous pénétrâmes par un mouvement tournant dans un grand boyau do communication. A peine y étions-nous installés depuis un quart d'heure, qu'un gros obus vint éclater sur la bordure du boyau, à un mètre derrière nous. Je fus enseveli avec les camarades, sous une grosse masse de terre. A l'arrivée du monstre, nous avions instinctivement baissé la tête ; sans cet heureux mouvement, l'un de nous aurait été décapite. Les camarades nous aidèrent à nous dégager. J'avais une légère blessure à la main droite; le lendemain, je fus blessé à la même main, dans un autre boyau, par un éclat d'obus.

Le jour suivant, dans une marche en avant sous un tir de barrage, deux de mes camarades tombèrent foudroyés à mes côtés. Le premier reçut le schrapnel en pleine poitrine. A la sortie du corps, l'engin envoya toute sa charge sur mon camarade le plus proche et lui fracassa la tête. A ce moment, nous étions couchés et pris do flanc par les obus; j'étais à un mètre de mon camarade, la figure contre terre. J'eus le pressentiment d'un malheur. La terre se souleva sous ma figure et je fus un instant à moitié asphyxié par la fumée et la poussière et recouvert de terre. Relevant la tête, je me tâtais le corps, certain d'être blessé, et j'aperçus, vision horrible, a ma gauche, la cervelle fumante de mon camarade.

Je n'avais pas encore une égratignure, mais mes deux pauvres camarades gisaient inertes à mes côtés. Sur un ordre bref : en avant ! Nous continuâmes notre marche avec la compagnie, et traversâmes, au-devant do la mitraille, une petite plaine entre deux bois. Telles furent les épisodes glorieux et tragiques des quatre premières journées de la bataille.»

Un légionnaire Lausannois à son frère, en juillet 1916.

«Les anciennes tranchées allemandes prises quelques jours auparavant n’existent plus: tout a été détruit, le sol nivelé; des villages il ne reste à peine que quelques pans de murs dont les plus hauts n’ont pas 60 centimètres. Il est 5 heures; nous sortons des boyaux d’avance et nous voilà en rase campagne. Notre mission est d’enlever un village fortement organisé et de nous y maintenir coûte que coûte. Nous partons comme à la manœuvre. Notre capitaine est superbe de sang-froid; c’est un réel plaisir de le voir donner ses ordres. Nous avançons dans la direction du village. Tout à coup, les mitrailleuses ennemies se dévoilent et nous arrosent, les balles sifflent et autour de nous les obus éclatent; nous marchons quand même (…). Plus d’un, encore est blessé, et notre nombre diminue à chaque instant; nous voyons venir le moment où les munitions nous manqueront. Qu’importe, nous avons nos baïonnettes et ils ne passeront que sur nos corps: la Légion n’a jamais perdu le terrain gagné (…). Dès que j’aperçois la moindre chose, j’épaule, je vise, je tire; j’en abats plus d’un, car l’homme touché se soulève et retombe. La disparition de mon frère Charles est bien vengée.»

Le capitaine Junod, Genevois à la Légion, dans une lettre à ses soeurs en juillet 1915, alors en France près du Jura bernois.

«Je serai heureux de combattre près de notre frontière; le terrain m’en est familier et sympathique. J’ai hâte d’être au front maintenant. Le colonel et les camarades m’ont reçu d’une manière très affectueuse et j’ai eu des manifestations de sympathie de la part de tous les hommes qui m’ont connu au front.»

Le capitaine Junod, derniers écris dans son carnets, la veille de sa mort en Champagne, septembre 1915.

«J'écris dans l'obscurité.
La journée a été terrible.
On avance lentement. L'adversaire est dur, son artillerie admirablement servie nous abrutit sans interruption avec du 140 asphyxiant. Trève ni jour ni nuit.
Il pleut. Quelques éclaircies. Soleil pâle; on grelotte.
Moral excellent.
Je ne comprends pas comment je suis encore debout.»

Émile Goutte, Payernois, maréchal des logis dans l’artillerie, avril 1916.

«Notre artillerie répond faiblement, aussi les Allemands croyaient nous avoir démolis; ils étaient si heureux qu’ils en ont oublié d’aller à la soupe, Les obus que nous recevons sont tous lacrymogènes et nous sommes obligés, en guise de dîner, de nous serrer la ceinture d’un cran, parce qu’on n’osait pas enlever nos masques; on se contentait de regarder sa bouffe. (…) Les pertes de la journée pour la batterie: un homme tué, un blessé et dix chevaux. Je suis en bonne santé, mes pieds presque gelés sont guéris. Je vous enverrai la suite sous peu.»

Verdun (Coll. privée)

Verdun (Coll. privée)

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